Le Rossignol & Les Mamelles de Tirésias : dessus-dessous, envers-endroit à Nice
Ce diptyque lyrique façon Olivier Py poursuit sa pérégrination avec autre distribution, dans la maison niçoise, repris par Josephine Kirch. Les décors et les costumes de l'acolyte Pierre-André Weitz sont colorés en rouge et noir façon music-hall. Les lumières du fidèle Bertrand Killy, blafardes ou spectaculaires, plongent dans ces mondes de la nuit.
Tout se passe dans un théâtre de cabaret, où Le Rossignol (qui dans l'histoire rivalise avec un oiseau mécanique devant l'Empereur de Chine d'après un conte d'Andersen) se donne comme en coulisses des Mamelles. Le rideau de la scène fictive se ferme, s’entrouvre ou s’ouvre, rappelant que les deux intrigues (certes et forcément interprétées l'une après l'autre) sont en fait censées se dérouler simultanément. Ainsi, sur le plan visuel, tout est donné en même temps. Le deuxième spectacle semble se dérouler derrière le premier, soit pour vendre la mèche, soit, plus subtilement, pour montrer qu’il est dans l’essence du théâtre que d’ouvrir et fermer ses propres parenthèses temporelles. La mise en scène joue ainsi, à la fois éhontément et subtilement sur les identités réversibles : les permutations d’un opus à l’autre, d’un genre à l’autre (s'appuyant sur la transformation de Thérèse en Tirésias).
Cette démonstration a cependant un coût : elle tend à diluer la matière fragile et évanescente du conte dans la complexité des informations scéniques. En outre, la pièce de Poulenc, visuellement donnée deux fois, tend à prendre le dessus du fait des apparitions en coulisse de ses attributs les plus saillants : Rossignol alias Tirésias, cinq danseurs de revue au dénudé et aux gestes canailles, ou encore motifs décoratifs formant le reflet d’une tête de mort. La proposition scénique couple ainsi, d’une pièce à l’autre, pulsion de vie et de mort, Éros et Thanatos, authenticité et vanité.
La soprano Rocío Pérez, à la chevelure rousse iconique (elle succède dans les deux rôles-titres à Patricia Petibon), a un timbre suave, un souffle long, d'un lent trait. Ses aigus, aériens, lancés depuis le pianissimo, semblent se tenir à la verticale de sa ligne mélodique principale, comme attirés par le ciel, lumière réfléchissante d’« étoile pure, blanc rosier ». Le flux vocal coule de source, en petites cascades, que traversent les « r » bien roulés de sa diction, les soupirs de son expression. Descendue de son perchoir, dans les Mamelles, elle va chercher dans une voix qui s’allonge, la gouaille et de le déluré de Tirésias. « Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse » dit-elle à sa poitrine qui se gonfle et s’envole en direction du public, tels des ballons gonflés à l’hélium.
Chantal Santon Jeffery offre à ses deux rôles (la cuisinière et une dame élégante) une vocalité à la fois fruitée et épurée, au sucré légèrement amer dans Stravinsky, à la projection trompétante dans Poulenc.
Kamelia Kader, vêtue d’un costume de squelette, représente, danse et chante le personnage de la Mort qui hante l’une et l’autre pièce – lieu comme œuvre. Elle entraîne, étreint et fauche les vivants au cours de sa valse macabre. Le timbre est de rocaille grenue et cendrée, d’ardoise et de carbone, lesté de toute l’étrangeté qui convient à son personnage métaphysique.
Le ténor Sahy Ratia accumule quatre rôles (Pêcheur / Premier émissaire japonais / Journaliste / Monsieur Lacouf) avec une souplesse vocale et une aisance scénique de caméléon. La voix nasille volontairement pour passer la rampe de l’orchestre. Il habille de mots les amplifications à l’aigu, distribuant aux syllabes les plus déclamées un vibrato naturellement serré.
Le ténor Thomas Morris tire physiquement le spectacle du côté de la pochade d’opérette. Troisième émissaire japonais offrant un rossignol façon intelligence artificielle (un ordinateur portable) à l’Empereur, il est une Grosse dame à la poitrine opulente et un Fils lapin-journaliste au ventre rebondi, protubérances corporelles desquelles il tire une voix sonore et circassienne à souhait.
Un quatuor de barytons ferme cette marche impériale puis conjugale. Federico Longhi est un Empereur de Chine au chant comme enfermé dans sa cité interdite, qui trouve à épanouir toute sa vocalité latine, aux inflexions de meneur de troupe, en Mari de Thérèse. Il abat ses parties rapides avec une précision superlative dans ce rôle bouffe auquel il confère également ses qualités d’acteur.
Matthieu Lécroart est un Chambellan bien sonnant et déclamant, surmontant les difficultés d’une ligne de chant aux intervalles disjoints chez Stravinsky. En Directeur de théâtre chez Poulenc, il trouve davantage d’ampleur narrative. Avec ses couleurs de bronze poli, il joue sur ses registres, pour étayer et égayer de bagout son propos, avec un art consommé de l’adresse au public (en faveur d’une politique nataliste), de l’affirmation à la supplication.
Frédéric Cornille est un Bonze mais surtout un Gendarme à la voix vigoureuse et aux muscles saillants, sous le harnais sadomasochiste qu’il expose chez Poulenc.
Arnaud Richard, est un Deuxième émissaire japonais et un Monsieur Presto à l’instrument musclé, mais toujours suave et raffiné.
La direction musicale de Lucie Leguay distille une battue ample, sereine et puissante en même temps. Elle offre à sa phalange cadrage et respiration, ce qui lui permet d’éviter les francs décalages entre la matière dense de la fosse et celle, plus évaporée, du plateau de Poulenc (l’exact inverse se passant chez Stravinsky).
L’Orchestre Philharmonique de Nice est précis et flamboyant. Le ruban sonore avec lequel la musique s’ébroue chez Stravinsky, requiert le grand orchestre pour secréter des textures fines, la musique fourmillant d’un pupitre à l’autre. La couleur obtenue chez Poulenc, à texture plus constante, est tantôt doucereuse (dans le sérieux d’opérette) tantôt délicieuse (dans le délire assumé).
Le Chœur de l’Opéra de Nice, préparé par Giulio Magnanini, est un partenaire constant et impliqué physiquement. Côté Rossignol, il investit selon de lents et silencieux déplacements, les côtés latéraux du parterre, afin d’envelopper le public d’un suaire vibrant d’onirisme. Côté Mamelles, il occupe les loges et les galeries du cabaret, faux public mais véritable protagoniste.
Le public, mis en joie, applaudit longuement l’ensemble de la proposition sur fond de roulement de tambour, bruit que font les souffleries de deux grands ballons de baudruche disposés en bord de scène à cour et jardin et qu’il retrouvera sur le parvis de l’opéra. Le spectacle, décidément, envahit tous les espaces dans la maison d’opéra (et au-delà), ré-architecturée par Bertrand Rossi.