Au théâtre des émotions : Giuseppina Bridelli et Simone Ori éveillent le Musée Grévin
Accueilli par les portraits royaux de célébrités, salué par leur incarnation cirée et après avoir manqué de se perdre dans le Palais des mirages, le public s'installe dans la salle de concert du Théâtre Grévin, entouré de reluisantes dorures imitant la Galerie des glaces. Le voilà bien au royaume des artifices et faux-semblants, souvent suggérés par la perle irrégulière qu'est l'art lyrique baroque. En attendant d'écouter le duo, les spectateurs observent le clavecin turquoise vif qui détonne avec le pourpre des rideaux et le corail de la robe d'Anne Roumanoff, bien campée au bas de la scène avec un sourire goguenard.
Allant de la monodie ancienne de Monteverdi à la virtuosité frivole de Vivaldi en passant par Frescobaldi, Ferrari et Strozzi, le programme choisi par Giuseppina Bridelli et Simone Ori parcourt les grands genres de la musique vocale baroque tout en offrant un voyage au pays des émotions amoureuses. Sur le visage de la mezzo-soprano se dessinent tour à tour les masques de l'allégresse, de la tristesse, ou encore de la moquerie. Surmontés de sourcils foncés particulièrement expressifs, ses traits du visage se tendent et se détendent comme ses cordes vocales.
Ces dernières se font dissonantes pour chanter les amours malheureuses d'Ariane dans son célèbre Lamento. Cet air, unique fragment du deuxième opéra de Monteverdi l'Arianna, résonne avec le désespoir de celle qui voit son Thésée partir au large de la mer. Giuseppina Bridelli y arbore un vibrato épris de soubresauts et une prononciation parfaite laissant deviner le sens de son chant. Déjà, se révèlent son investissement scénique et son expressivité sans failles. Dans une même tenue affligée, la mezzo fait ressentir au public les larmes et la douleur du Lagrime mie de Barbara Strozzi, l'une des rares compositrices du Seicento (années 1600). Le maintien solide des longues descentes chromatiques et son chant soupiré dessinent fidèlement l'étreinte qui enserre le souffle et le cœur de l'amoureux (« Chi mi toglie’l respiro e opprime il core ? »). Cette fois-ci, l'amour prend des accents suaves dans le madrigal monteverdien Con che soavità sous le timbre grave et chaud de la mezzo. La main sur le cœur, la chanteuse italienne enrobe le jeu ruisselant du claveciniste de sa voix de poitrine. Après les profondeurs, c'est au tour des hauteurs d'être visitées dans les arias galopantes des cantates de Vivaldi. Giuseppina Bridelli y dévoile des aigus qui percent autant que ses yeux et des vocalises haletantes de vivacité. Tel un voile déposé sur tant d'excès, la chanteuse laisse place à l'amour compatissant de la Vierge au pied de la Croix dans « Queste pungenti spine » de Benedetto Ferrari. Simone Ori égrène doucement la ritournelle tandis que Giuseppina Bridelli ouvre la cantate spirituelle sur un lent et émouvant crescendo teinté d'espérance.
Giuseppina Bridelli (© DR)
En guise de pauses introspectives, mais non moins intenses, les Toccata decima et nona de Frescobaldi sont données par Simone Ori avec une précision surprenante. Avec un air impassible, le claveciniste fait retentir trilles et arpèges aussi dramatiques que les airs et récitatifs de sa compagne de jeu. Son jeu frisé est néanmoins distinct, nous laissant entendre les différentes couches contrapuntiques aussi fines qu'un feuillage de tissus.
En réponse aux tristes affects, le cœur prend des accents moqueurs dans un des airs monteverdiens, « Maledetto sia l'aspetto ». La mezzo-soprano joue celle qui se rit de ce qui pourrait l'attrister et nous évoque, par les staccati accentués des voyelles, le hérissement d'une rose piquante devant qui oserait l'approcher. Sautillante, la ritournelle se clôt soudainement, tirant des rires amusés du public surpris. Avec des mimiques tout aussi déterminées et joueuses, Giuseppina Bridelli nous interprète un « Cosi mi disprezzate » aux allures dansantes. Cet air composé par le grand claviériste Frescobaldi met en valeur ses mélismes (type de vocalise avec plusieurs notes pour une même syllabe) affolants et ses graves vibrants qui viennent rejoindre les descentes en boucle de la passacaille (basse identique répétée tout au long d'une pièce). Encore plus désinvolte est le « Amanti io vi so dire » de Ferrari. Rendu jubilatoire par le rythme syncopé du crépitant clavecin et des vocalises enflammées semblables aux pépiements de rossignol, cet air tourne en dérision les relations amoureuses : « Amoureux, j'aimerais vous dire qu'il vaut mieux fuir une belle et charmante femme ». Le duo y est au comble de sa virtuosité, la chanteuse allant jusqu'à indiquer à son accompagnateur de ralentir d'un signe de la main, afin de suivre le tempo.
Facade du Musée Grévin (© Myrabella)
Sous les bravi enthousiastes desquels émergent quelques accents italiens, Giuseppina Bridelli revient pour deux bis, montant et descendant l'échelle des ambitus à une vitesse folle, malgré de fréquents toussotements. Sa voix retentit dans un dernier « sospiro », la chanteuse aura retiré tous ses masques.
Retrouvez prochainement Giuseppina Bridelli dans L'Orfeo de Luigi Rossi dirigé par Raphaël Pichon en cliquant sur ce lien !