Requiem de Mozart à Saint-Étienne : vert de jeunesse et bouillonnant
Le Requiem de Mozart est un chef-d'œuvre de la musique d'ensemble, un hommage spirituel rendu à la concorde de la collectivité humaine, davantage qu'une succession de pièces solistes. Chez Mozart, aucune aria de bravoure (comme les sublimes mouvements solos du Requiem de Verdi), mais de brèves interventions avant des quatuors vocaux. Ces ensembles permettent de constater la complémentarité des solistes engagés pour cette production.
De son ample vibrato, la soprano solo Khatouna Gadelia balaye ses aigus avec aisance avant d'alléger les graves. De loin la plus impliquée scéniquement, même pour cette œuvre de concert, Sarah Laulan nous a rappelé le bon souvenir de son rôle-titre dans La Périchole à Massy et dans la création de l'opéra L’Ombre de Venceslao (notre compte-rendu est ici et il reste en outre des places pour découvrir cette œuvre à Toulouse). Sa voix ancrée, terrestre, résonne aisément dans la belle acoustique stéphanoise.
Yu Shao (ténor que nous avions notamment vu dans la sublime Lucia de Bastille, à relire ici, et pour lequel vous pouvez réserver Le Timbre d’argent de Camille Saint-Saëns à l'Opéra Comique) dispose d'un contrôle absolu sur sa voix. Il s'appuie avec volontarisme sur son diaphragme, articulant et abaissant le larynx avec constance et conscience. La moindre variation de volume sonore, d'effet ou de changement de note par paliers déliés est pensée et exécutée. Le son gagne en certitude et en sûreté ce qu'il perd en résonance et en naturel.
Il y a quelques semaines, nous avions apprécié la basse solo Thomas Dear in loco en Oroveso dans La Norma de Bellini (retrouvez-en ici notre compte-rendu et vous pouvez cliquer et réserver pour l'entendre : dans Tosca de Puccini puis Rigoletto de Verdi à Nice, avant Le Prophète de Meyerbeer à Toulouse). Il offre un très long souffle, particulièrement poignant dans le sombre Tuba mirum. Impliqué et d'un port noble, il impressionne par une grande maturité vocale en avance sur son âge. Sa voix n'a pas encore la résonance naturelle qui se forge au long des années, mais sa générosité donne un caractère chaleureux à un son bien porté.
Khatouna Gadelia, Sarah Laulan, David Reiland, Yu Shao et Thomas Dear dans le Requiem de Mozart en version de concert à Saint-Étienne (© Cyrille Cauvet - Opéra de Saint-Etienne)
Ce Requiem intrigue d'emblée par son tempo allant, presque rapide, bien loin des amples versions de références de Karajan ou Karl Böhm. Ce tempo permet aux vents, mais aussi aux chanteurs de tenir leurs lignes d'un seul souffle, riche et boisé (à ce titre, l'intervention initiale du basson est remarquable de caractère). Le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire (dirigé par Laurent Touche) avait pour l'occasion le renfort du remarquable Chœur des Lycéens de la Maîtrise de la Loire (direction Jean-Baptiste Bertrand), de jeunes gens talentueux et consciencieux à l'extrême. Les 80 choristes suivent parfaitement les mouvements de la partition, y compris ceux qu'un tempo aussi allant rend virtuoses. Ce tempo donne une énergie contagieuse à la double fugue du Kyrie Eleison, grâce à la mise en place précise, impeccable de chacun des pupitres du chœur, ainsi que de leur ensemble en conjonction avec les cordes. Seul mouvement décevant dans ce travail global, le rythme soutenu impose une cadence trop rapide pour l'orchestre lors du Dies Irae. Les trombones et les timbales se décalent (on comprend pourquoi ils répétaient avec angoisse leurs traits virtuoses juste avant le début du concert), les violoncelles ne sont plus d'accord sur les jeux d'archets et les contrebasses sur les doigtés. Évidemment, l'absence de soutien des parties rythmiques et des pupitres graves provoque un décalage généralisé faisant boule de neige, emportant les autres instruments et les chœurs dans un tutti désaxé. C'est bien que le chef David Reiland n'a rien renié de sa vision musicale par facilité, qu'il n'a reculé devant aucune difficulté. Des musiciens de la Loire, il demande en outre des effets d'une subtilité digne des meilleurs ensembles internationaux, comme ce pianissimo au moment de la grande montée du Hostias avant le Sanctus, qui permet ensuite un forte subito d'autant plus poignant, mais qui exige d'aller à l'encontre de ses instincts. Indéniablement, cette mise en place est le fruit d'une belle collaboration entre le chef de chœur et le chef d'orchestre. Celui-ci a certainement mis autant d'énergie lors du travail qu'il en offre pendant la représentation : il s'accroupit jusqu'au sol, se contorsionne ou saute sur place lorsque son intention le requiert.
Khatouna Gadelia, Sarah Laulan, David Reiland, Yu Shao et Thomas Dear dans le Requiem de Mozart en version de concert à Saint-Étienne (© Cyrille Cauvet - Opéra de Saint-Etienne)
Le chef de chœur et le chef d'orchestre avaient d'ailleurs expliqué au public leurs choix d'interprètes lors des "Histoires de Maestro !", moment de rencontre et d'échange que l'Opéra de Saint-Étienne organise avant la plupart des représentations. Cet échange fut l'occasion pour David Reiland de rendre hommage à son maître Nikolaus Harnoncourt (qui figure dans notre hommage aux artistes disparus l'année dernière) qui a fait un important travail sur le rapport au temps dans la musique de Mozart et dans la société de l'époque. C'est justement en s'appuyant sur ces recherches que les partisans d'une interprétation historique, dont David Reiland fait partie, ont choisi de revenir à un tempo plus allant (après les grandes versions romantiques ralentissant ce Requiem dans un caractère massif). La prononciation du latin a également été réimaginée, pour s'approcher de ce qu'aurait été l'accent austro-hongrois lors de la création de l'œuvre (les g sont gutturaux, les "ch" sont chuintés et non des "k").
Dans cette articulation, les basses et contraltos du chœur sont appliqués, forgeant chacune de leurs notes sans drame ni fougue. Par contraste, les sopranos et les ténors déploient leurs voix sonores avec une générosité audible et même visible. Cette générosité du chœur sait devenir aussi puissance absolue, comme dans le grand crescendo du Lacrymosa. Le volume se déploie généreusement mais sans aucun éclat ou effet de saturation intempestif : la production sonore reste maîtrisée et des timbres remarquables se dégagent (au point que nous sommes assurés de retrouver certains des jeunes interprètes lors de prochaines auditions et compétitions vocales). À l'issue de ce Lacrymosa qui a su émouvoir par sa puissance même, le chef d'orchestre marque une minute de silence en hommage à Mozart qui trépassa lors de l'écriture de ce mouvement. Complétant la palette des contrastes de ce chef-d'œuvre, le Confutatis est d'une grande douceur, notamment dans le duo articulé du bout des lèvres par les sopranos et les contraltos sur une nappe gazouillante des cordes.
Battant trois rappels sonores, le public reçoit pour bis un Dies iræ cinglant et déchaîné.