Orphée aux enfers enchante l'Opéra de Liège
La lumière s'éteint dans le superbe théâtre de l'Opéra Royal de Wallonie tout en altitude, mais une spectatrice davantage éclairée attire les regards du public. L'élégante dame installée à la loge du premier étage admire la direction souple et rebondie de Cyril Englebert dans la fosse d'orchestre. Derrière elle, on remarque bientôt un technicien avec micro-perche qui ajuste son casque... Elle confirme bientôt les soupçons du public, se présentant comme un personnage, celui de l'Opinion publique qui est en fait le nom de l'émission télévisée qu'elle présente. Cette idée originale fonctionne tout au long du spectacle. D'abord, l'idée que l'opinion publique se joue dans une télé-réalité est une évidence dans notre société. Ensuite, l'équipe technique qui suit la présentatrice crée un cadre mobile dans le cadre de la scène ; les personnages changent leur attitude lorsqu'ils sont filmés, confirmant l'importance capitale dans le livret de cette opinion qui mène l'histoire et les Dieux. Lorsque Alexise Yerna chante cette opinion publique, elle fait la démonstration de tout son métier, sachant parfaitement renforcer les résonances dans ses sinus et son palais pour rendre audible une voix qui reprend fréquemment son souffle.
L'Opinion publique (Alexise Yerna) (© Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie)
La musique d'Offenbach, dès lors qu'elle est à ce point en place, est d'une efficacité infernale. L'Orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège n'a pas besoin de forcer son talent, il suffit de respecter les ralentis et accélérations de la partition, les fortissimo et pianissimo tantôt subito tantôt langoroso. Les timbres de cet orchestre sont à la hauteur de la richesse requise : les trompettes ont un délicieux son bouché de sourdines, le tambour étincelle, la grosse caisse est charnue, la flûte allègre et acidulée, les cors amples, le hautbois amoureux à peine pincé et d'un souffle inépuisable, enfin les cuivres résonnent comme des trombes d'alarme.
Le chant de Jodie Devos en Eurydice est un sourire dont la clarté et l'agilité rivalisent avec le piccolo. Son vibrato est rapide comme un trille. Elle maîtrise à la perfection le mezza voce subito. Tirant les commissures de ses lèvres et fermant la bouche à moitié, elle convoque une voix de tête bien ancrée, avec épaisseur. Elle propose même un début de voix de sifflet, certes l'espace d'un court mais sublime instant. En outre, elle joue la comédie avec un talent remarquable. Ce talent indispensable pour Offenbach est d'ailleurs partagé par chacun des membres de la distribution : toutes les intonations, les gestes et les phrasés sont impliqués, drôles comme on aimerait voir le meilleur théâtre de Boulevard.
Papuna Tchuradze (Orphée) (© Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie)
Orphée mime avec crédibilité son jeu au violon (en fait exécuté par un remarquable soliste de la fosse), avant de décider de ne plus mimer et de laisser jouer l'instrument comme par une magie qui fait rire la salle. Eurydice goûte aussi peu le concerto de son époux que sa personne même. Elle obstrue ses oreilles de mouchoirs en chantant à tue-tête "DALLAS, TON UNIVERS IMPITOYA-ABLE". Puis, elle descend dans la fosse pour déchirer la partition du musicien et le chef doit la chasser manu militari. La voix de Papuna Tchuradze qui chante cet Orphée est légèrement pincée, son vibrato rapide, ample et haché est certes couvert par l'orchestre au premier acte (Offenbach déchaînant la fosse lors des interventions de ce demi-Dieu). Toutefois, dès le second acte, sa voix gagne à la fois des résonances barytonnantes et un aigu concentré de ténor, fort appréciable. Orphée a un accent prononcé, mais l'opérette excuse ces coquetteries, elle les valorise même lorsque la voix reste, comme c'est le cas ici, parfaitement compréhensible.
Thomas Morris (Aristée/Pluton) et Jodie Devos (Eurydice) (© Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie)
Le public rit de bon cœur toute la soirée, et notamment lorsqu'une impressionnante reproduction de l'Angélus du peintre Millet tombe du ciel. L'ambiance champêtre invite l'entrée sur scène d'Aristée/Pluton dans un costume d'abeille au volant de sa camionnette deux-chevaux jaune et rouge surmontée d'un frelon. En dégustant langoureusement le pot de miel dans lequel il a trempé le doigt, Thomas Morris tient une longue note en voix de tête, avec clarté et justesse. Dans le jeu aussi, sa voix placée aux résonances aiguës donne une parfaite justesse au rythme et au ton de ses phrases.
Orphée aux enfers à Liège (© Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie)
Le rideau du second acte se lève sur un vertigineux hémicycle hellénistique, installé sans entracte par le génie des techniciens. Le chœur remplit les travées et offre une voix suave. Par son volume tonitruant, Pierre Doyen en Jupiter domine le parlement des Dieux qui se transforme pourtant bien vite en suspension de séance comme à l'Assemblée sur France 3, ou bien en quizz, les personnages avec la main sur le buzzer et Jupiter lançant ses fiches. Les Dieux n'en peuvent plus du nectar et de l'ambroisie, ils veulent des maatjes ! (à ce moment, comme après la phrase « Jupiler, ça mousse ! », le public explose de rire : certaines parties du texte de cette production sont "localisées" pour plaire au public de chaque théâtre. Les maatjes sont ainsi des harengs frais particulièrement réputés chez les flamands, et « Jupiler, ça mousse ! » est un très célèbre slogan publicitaire honorant la bière belge).
Pierre Doyen (Jupiter) (© Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie)
Les seconds rôles sont tous iconiques et réjouissants. Pierre Gathier est Mars ("Mars, ça repart" comme l'appelle Jupiter) qui sanglote lorsque ses médailles lui sont arrachées. Fortune (Yvette Wéris), peinant à faire tenir le budget Olympien en équilibre, fait tomber à la renverse le livre de comptes. Junon (Laura Balidemaj) choisit un accent so british. André Gass débite son texte avec la vitesse foudroyante de son personnage Mercure. Le véhicule de ce Dieu Messager est un petit vélo avec panier à légume qui fend les airs, tiré par des câbles. Cupidon (Natacha Kowalski) ne manque pas d'air. Il précède Venus : Julie Bailly au médium et à l'aigu laryngés.
Diane, campée par Sarah Defrise mérite le détour. Elle est une dominatrice avec cravache, bottes, une tenue militaire à la coupe aussi franche que ses cheveux et son articulation. Commençant par chanter en allemand, son aigu menaçant pétrifie les Dieux ainsi que ses trois dobermans, se couchant sur le dos et remuant les pattes de soumission.
Orphée aux enfers à Liège (© Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie)
Partant pour l'Enfer du dernier acte, la quarantaine de chanteurs sort des valises de voyage colorées tandis que descend un panneau trilingue "Embarquement immédiat"; puis un avion en carton-pâte "Olympe Air". Deux éphèbes encornés, en tutus, cuir et bas résille, ouvrent les portes de l'Enfer. C'est l'occasion de faire la rencontre de John Styx, Frédéric Longbois avec son chant gouleyant.
La soirée s'achève dans le même rythme effréné et loufoque avec le duo de la mouche, un ballet de tapettes et la farandole de jupons multicolores sur le célébrissime Galop infernal de French Cancan.
Orphée aux enfers à Liège (© Lorraine Wauters-Opéra Royal de Wallonie)