La Bohème à Nice ou le virus de l’Opéra
Dans cette nouvelle production, sous-titrée Les flocons de neige des derniers souffles, c’est le virus du VIH qui sonne le glas de l’amour libre, conquis par la génération précédente (pour cette adaptation toujours) celle de mai 68 et du flower power.
Alors même que les moments de changements de décor sont « meublés » par des documents audio-visuels montrant la dimension universelle de la contamination (témoignages d’hommes et de femmes anonymes, aussi bien que de l’icône martyr Freddie Mercury), mais aussi de son saturé de la musique d'alors, quelques grondements outrés s’élèvent d’une partie de la salle (auxquels le metteur en scène s’attendait, lors de la petite conférence donnée à l’avant de la représentation au Foyer). Ils auront disparu au moment des saluts, le pouvoir de la partition ayant visiblement une fois encore fait le terrible office de l’âpreté joyeuse de la condition humaine, entre éros et thanatos (amour et mort).
La scénographie de Philippe Miesch rend palpables les années 1990, avec photographies d’époque notamment. La mansarde est pavée de carreaux blancs, dont la neutralité hygiénique devient surface réfléchissante d’un travail soigné de la lumière (Yannick Anché), de ses couleurs franches, de ses halos brumeux, de ses effets de profondeur. Les costumes, signés également par le scénographe, sont d'époque, à la fois riches et quotidiens (comme la menace alors), de soirée et de tous les jours.
Marcello, le peintre, devenu photographe, est associé par le metteur en scène au Warhol de La Factory, à son esprit libre, décadent, lieu même d’une débauche mortelle en ce temps (le nom même du café Momus est repris comme pseudonyme par le chanteur anglais Nick Currie en 1985 après la dissolution de son groupe The Happy Family, lui-même se définissant comme un poète maudit, en opposition avec le puritanisme de son temps, résonant là aussi avec ce livret).
La soprano lyrique roumaine Cristina Pasaroiu apporte à Mimi son timbre d’émail, aux grands motifs diversement colorés (de l’acide au moelleux), au doux vernis nacré, recouvrant sa matière vocale de somptuosité lunaire dans l’aigu. L’émission est toujours libre, et prend ses appuis avec précaution et métier, sur un médium généreux, le grave de sa tessiture étant légèrement plus sourd. La performance d’actrice est crédible, bouleversante même, visiblement, depuis les tâtonnements de la première rencontre avec Rodolfo, jusqu’à son lit de mort, médicalisé pour la circonstance.
Son double opposé est la Musetta de la soprano Melody Louledjian. Maryline peroxydée, ancienne amoureuse de Marcello, elle délivre sur le comptoir du bar Momus, une version très suggestive de sa valse langoureuse (le metteur en scène a également engagé en figurante rousse flamboyante, qui compose des figures avec elle, une personne transsexuelle afin de suggérer la non-binarité des genres aujourd’hui). La voix, moins puissante et colorée que celle de Mimi, est pleine et labile. Elle est projetée avec l’art d’une oiseleuse qui roucoule des vocalises enrobées d’une matière légèrement engorgée, modulée par l’énergie motrice de son vibrato.
Le Rodolfo du ténor Oreste Cosimo, déjà venu sur les planches de la maison niçoise en février dernier (l’Edgardo de Lucia di Lammermoor), incarne le poète transi de froid, d’amour et de jalousie du quatuor masculin. Le timbre est laiteux comme la neige sous le soleil, la diction juste et précieuse, en particulier dans le parlato propre à l’écriture puccinienne. Le métier est sûr, ce qui permet au ténor, après son grand air d’entrée aux amplifications redoutables, de ménager sa traversée vocale périlleuse de la fosse d’orchestre.
La Traversée de la mer rouge est justement le sujet de la toile que peint son ami Marcello, distribué au baryton roumain Serban Vasile. Ce dernier, au port altier, au timbre corsé, à la projection majuscule, crève l’écran : il campe ce centre de gravité de la bande d’amis, que souligne encore Kristian Frédric, en le montrant malade à son tour, en fauteuil roulant, dans le tableau final.
La palme du timbre noir est confiée à la basse Andrea Comelli, dans le rôle du philosophe Colline, qui apporte sa verticalité scénique et vocale au plateau. Longiligne et pâle, il incarne un personnage inquiétant, qui parle à son paletot, doublure vestimentaire et compagnon d’infortune le plus intime. La matière vocale est granuleuse, auréolée par la brume inquiétante d’un vibrato de forge.
Le Schaunard du baryton Jaime Pialli vient encore assombrir de ténèbres le plateau masculin. Son personnage est bouffe, sorte de Papageno égaré dans un monde trop étroit, mais ses jeux de jambe et de hanche suggestifs et décomplexés font merveille lors de chaque apparition. La projection vocale, chargée de francs décibels, fait impression sur le public, même s’il sort du cadre d’une partition tragique. Il est vrai que Puccini parsème son opus d’instants plus légers, entre surnaturel et marivaudage, du fait même de la présence d’un chœur d’enfants et de personnages hauts en couleur.
Le baryton Richard Rittelmann offre une voix impeccable, mûre, nette et bien placée, aux quelques notes de Benoît, le propriétaire de la mansarde, visiblement très à l’aise sur les planches, en dépit de la toute petite tribune que lui offre son rôle. L’Alcindoro de la basse Éric Ferri, vieux et riche galant de Musetta, ne parvient pas à imposer ses courtes notes, à leur conférer une signature, tandis que l’acteur sied au rôle, dans son apparition pataude, les bras chargés de paquets cadeaux pour sa belle.
Le Parpignol du ténor Gilles San Juan fait sonner une voix claire, légèrement nasalisée, afin d’attirer jusqu’à lui, les âmes innocentes. Il incarne ici l’ange de la mort, faisant apporter à Mimi, par une enfant habillée de rouge et portant un masque blanc aux teintes mortuaires, une poupée représentant sa jeunesse et sa vie, perdues. Mimi joue avec.
Le chef principal italien maison Daniele Callegari tient sa baguette comme un sceptre magique. Il laboure la terre fertile de la fosse pour excaver les sonorités fastueuses de la partition, ce manteau d’Arlequin composé de toutes les couleurs du grand Orchestre Philharmonique de Nice : percussions affûtées, cuivres amplifiés, cordes chantournées, sans compter les soli qui s’échappent çà et là de la fosse pour flirter avec les voix. Les Chœurs d’enfants et d’adultes de l’Opéra Nice Côte d’Azur, bien travaillés par Giulio Magnanini, malgré leurs courtes apparitions, font mouche, en termes de présence physique et sonore, d’application et de diction.
Le public offre aux protagonistes scéniques leurs applaudissements nourris, tandis que les roses rouges pleuvent depuis les premières loges. Le metteur en scène s’empare de l’une d’elles pour la croquer à pleines dents : Carpe diem version Ronsard.