Celui qui dit oui ‒ Celui qui dit non, doublement Maîtrisé à Caen
Bertolt Brecht s’est inspiré d’un conte japonais du XVème siècle (Taniko ou l’enfant jeté dans la vallée) pour écrire son œuvre à portée pédagogique (tel un Schuloper - opéra pour les écoles). Une œuvre écrite en 1930, durant la montée du nazisme contre laquelle Brecht passera sa vie à mettre en garde.
Les metteurs en scène Dorian Rossel et Delphine Lanza ont opté pour une proposition épurée, stylisée rappelant celle du théâtre Nô. Au niveau inférieur, la plaine et son village sont suggérés par quelques cabanes où se réfugient les villageois en cette période d’épidémie. L’enfant protagoniste accompagne son instituteur et trois étudiants pour aller chercher des remèdes de l’autre côté de la montagne afin de soigner sa mère alitée. La lumière est sombre, seules quelques torches éclairant les cabanes. Le rideau se soulève pour découvrir le niveau supérieur, un plateau incliné pour figurer la montagne que gravitent les explorateurs, munis de cordes et mousquetons. Dessous, une forêt de branches dans laquelle évoluent, se cachent les enfants. Un arbre défeuillé au sommet indique l’emplacement du Refuge, là où l’enfant épuisé s’arrêtera et obéira (puis pas) à la coutume ancestrale qui consiste à précipiter dans la vallée le faible qui ne peut plus continuer son chemin : la première fois il dit oui à cette coutume mais la deuxième fois il dit non (un message de refus face au sacrifice, à l'injustice, à la cruauté même ancestrale).
La 2ème partie en miroir est identique, mais lorsque l’enfant dit non, l’éclairage s’intensifie subitement, le rideau noir se baisse, la chanteuse qui incarne la mère, prise au dépourvu vient chercher sa partition sur scène, comme si tout le monde reprenait la répétition à ce moment précis pour écrire une fin différente.
La communauté est habillée de vêtements ternes, issus de friperie dans un souci de respect de l’environnement. Les jeunes voyageurs munis d'un grand bâton se déplacent en groupe. Ils obéissent aveuglément sans remettre en cause la Coutume, le pouvoir. Jusqu'à ce que dire non devienne envisageable.
Le chœur est au centre du dispositif, réparti sur scène mais aussi disposé dans les balcons côté cour et jardin, en fonction de la tessiture. Il construit, ajoute le volume à l’espace visuel pensé plutôt de façon graphique et aplanie.
Si la mise en scène est sensiblement identique pour les deux volets, la musique est traitée de façon antinomique. Dans la partie écrite par Kurt Weill, le chant est simple selon un processus d’écriture en choral, en imitation claire. L’orchestre et le chœur sont traités en « bloc », harmonisés de façon simple : c’est la communauté qui s’exprime. Le chant est une déclamation, une narration dépourvue de fioritures, allant à l’essentiel, énonçant la Coutume. La tension est forte, l’orchestre amplifie cette tension, fait corps avec le récit.
L’écriture vocale pensée par Martin Matalon demande aux chanteurs, enfants ou adultes, de s’approprier des techniques diversifiées : Sprechgesang (parlé-chanté), parlato rythmé pour le chœur, chant mélismatique (ornementé) pour l’instituteur lorsqu’il pose la question fatidique à l’enfant, technique du hoquet médiéval pour les trois étudiants (consistant à se répartir entre eux la phrase musicale par petites bribes). Les jeux vocaux sont aussi nombreux, du glissando jusqu’au beatboxing en passant par des effets plus gutturaux. L’orchestre y est un flux ininterrompu mettant les instruments en valeur les uns après les autres, de façon à créer des atmosphères différentes. Les techniques de jeux sont aussi variées : flatterzunge (coups de langue) des vents, amplification électrique presque saturée de la guitare, saxophone évoluant dans un univers proche du free jazz.
Voix et instruments évoluent ainsi vers l’individualisation en trouvant des sons qui leur sont propres tout en restant solidaires les uns des autres dans la masse sonore globale.
L’œuvre révèle ainsi le pouvoir de la musique permettant de construire un nouveau récit avec le même décor allant de la simplicité à la complexité. Une diversité musicale que la distribution réussit à surmonter avec aisance, où chacun trouve sa place.
L’instituteur est interprété par Arnaud Richard. Sa voix de baryton-basse au timbre sombre est puissante, parfaitement compréhensible grâce à une belle diction. Habitué au répertoire baroque, les mélismes ajoutés à ses dernières répliques sont d’une grande fluidité.
Tout aussi convaincue dans son rôle et sa partie, Mathilde Ortscheidt interprète la mère avec gravité. Sa voix de mezzo est également bien projetée, la diction précise, le phrasé soigné quel que soit le registre.
Le chœur que forme la Maîtrise de Caen est juste, nuancé, équilibré. Investi, il transmet une grande émotion, notamment à la fin de la 1ère partie, lors du sacrifice de l’enfant interprété successivement par Edgar Combrun et Hadrien Joubert.
Le premier offre une voix de soprano pure, angélique avec des aigus naturels, une grande homogénéité de timbre projeté ainsi qu'un jeu théâtral investi, sans excès. Le second doit davantage assouplir car plus proche de la mue, mais il montre sa maîtrise du phrasé différencié en surmontant sans problème les techniques de la partition de Matalon.
L’un et l’autre sont marquants aussi bien vocalement que dans leur engagement scénique. Dotés d’une belle diction, la ligne mélodique est parfaitement contrôlée, tout comme la justesse et la précision de leurs interventions dans les ensembles. Les difficultés à surmonter une partition aussi variée ne semblent pas les rebuter tout comme pour les six jeunes chanteurs qui interprètent les étudiants avec grande précision et justesse constante.
La direction précise et vigoureuse d’Olivier Opdebeeck rassemble les musiciens issus de l’Orchestre Régional de Normandie, mis à l’honneur à l’occasion de son 40ème anniversaire et lors de ce week-end « Tous à l’Opéra ». Les instrumentistes (identiques pour les deux partitions) réalisent un étourdissant mélange entre l’écriture académique et didactique de Kurt Weill et celle foisonnante de Martin Matalon, mettant en avant la chatoyance de cette partition exigeante. À l'écoute du chœur, ils s’adaptent en nuances aux solistes, conservant la richesse des couleurs, l'alliage de densité et de pointillisme dans la seconde partie (comme si cette création était du répertoire).
Entre les deux tableaux, quelques maîtrisiens se questionnent (théâtralement devant le rideau) sur les choix à faire, ce qui semble être le mieux pour le bien collectif ? Ce sacrifice était-il nécessaire ? La vie d’un jeune vaut-elle plus que celle d’un ancien ? Est-ce un assassinat ? Si l’enfant était plus coriace, peut-être ne serait-il pas mort ? Et si tout simplement, il disait non pour inventer une nouvelle Coutume, où la solidarité, l’entraide seraient les plus fortes, à l’image de ce qu’est leur Maîtrise : une école de vie.
Déconcerté par une telle production mais visiblement pantois devant le travail accompli par ces jeunes chanteurs, le public venu en grand nombre applaudit chaleureusement.