Le Conte du Tsar Saltane : rêve, tendresse et féérie à l’Opéra de Strasbourg
Créée en 1900 au Théâtre Solodovnikov de Moscou, l’œuvre s’inscrit dans la période dite "de l’Âge d’Argent" désignant l’art russe des années 1890 à 1920, qui se caractérise par une dimension symboliste et un goût prononcé pour le magique, le sacré ou l’irrationnel. C’est en effet d’après un conte de Pouchkine et à l’occasion du centenaire de ce dernier que Rimski-Korsakov compose Le Conte du Tsar Saltane, sur un livret (en langue Russe) qu’il confie à Vladimir Belsky. La dimension merveilleuse de la prose de Pouchkine sert de support au déploiement du génie musical du compositeur, surnommé le "magicien de l’orchestre" par ses contemporains. L’opéra est présenté à Strasbourg dans le cadre du Festival interdisciplinaire et international Arsmondo, Slave cette année : en diffusant la culture à travers un panel d’œuvres polymorphes (cinéma, théâtre, expositions, peintures…). Malheureusement, dans le contexte économique actuel (analysé dans notre article), seul le site strasbourgeois de l'Opéra du Rhin accueillera cette reprise, les deux dates prévues à Mulhouse devenant une seule, en version de concert.
Cette production signée Dmitri Tcherniakov est reprise par Joël Lauwers (retrouvez notre compte-rendu du dévoilement de la mise en scène à La Monnaie de Bruxelles). L’axe dramaturgique adopté est le thème de l’amour filial inconditionnel et réciproque. Dans cette version, le conte merveilleux est le prétexte d’une mère pour raconter à son fils autiste l’histoire de son père absent. Ce choix conduit et justifie toute la mise en scène. Il s’incarne dans une dualité permanente entre deux univers plastiques : celui de la réalité, sombre et terne, s’opposant au monde féerique, coloré et enfantin du récit. Dmitri Tcherniakov organise par cet angle la mise en abyme de la fiction, qu’il décrit comme la seule réalité envisageable pour le personnage du jeune garçon autiste. Il rend hommage au conte illustré en convoquant ses propres dessins projetés et animés. Toute l’intelligence et la magie de ce dispositif réside dans l’interaction constante entre les acteurs chanteurs et les projections vidéos, entre la réalité et la fiction ou même entre la fiction et le récit dans la fiction. Le travail de la vidéo et des éclairages, dirigé par Gleb Filshtinsky, est remarqué de technique et de précision : l’illusion est totale notamment lors de l’apparition éminemment poétique de la Princesse-Cygne, qui surgit de l’écran et disparaît effacée d’un coup de crayon.
Les costumes d’Elena Zaytseva marquent eux aussi l’opposition entre l’histoire merveilleuse narrée par la mère et la réalité difficile à laquelle elle et son fils sont confrontés. Les personnages du conte apparaissent dans des tenues extravagantes évoquant la feuille de papier gribouillée de dessins enfantins au feutre coloré. La mère et son fils sont au contraire affublés de tenues sobres et modestes aux couleurs ternes. La Princesse-Cygne fait trois apparitions magiques en costume blanc immaculé avant de sortir de l’écran en tenue de ville simple : une robe rose poudré et des tennis blanches.
Aziz Shokhakimov, sait une fois encore obtenir de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg la plus grande précision et de riches sonorités. La balance constante entre les pupitres de vents et de cordes dans un schéma presque dual/binaire de la musique de Rimski-Korsakov est harmonieuse et équilibrée. L’Orchestre trouve sa juste place par rapport aux voix, qu’il transporte dans une dimension magique. Le chef sait souligner les subtilités de la partition qui met en valeur les différents timbres tour à tour. C’est notamment lors du premier acte dans l’air de la Tsarine Militrissa "Mon mari tant aimé" que s’organise un jeu de questions-réponses entre la voix et différents instruments –d’abord le piccolo puis le violoncelle et un relai de cordes avec des transitions quasi imperceptibles. Une réaction du public se fait sentir à l’écoute du célébrissime thème du vol du bourdon lors du troisième acte –beaucoup découvrant qu'il est extrait de cet opéra–, lequel est exécuté avec une minutie et une précision rythmique déconcertante.
Ante Jerkunica, déclaré malade au début de la représentation, incarne le Tsar d’une voix pleine et riche qui ne trahit malgré tout aucun signe de faiblesse. Son timbre est soutenu, posé et calme mais néanmoins autoritaire. La basse fait preuve d’une technique vocale irréprochable et sert des graves résonants d’une puissance riche et émouvante.
Tatiana Pavlovskaya campe une Tsarine Militrissa à la fois tendre et forte. Lors du premier acte, le ton dramatique de sa voix contraste avec les personnages merveilleux avec lesquels elle interagit, et dont les airs sont empreints des consonances de la musique populaire russe. Elle incarne au contraire un personnage ancré dans le réel et pétri de ses problématiques, auquel elle sait apporter par sa voix le ton juste et la crédibilité adéquate.
Bogdan Volkov est remarqué dans un premier temps de par son jeu d’acteur, par lequel il fait du Tsarévitch Gvidone un autiste convaincant et particulièrement touchant. Ce n’est que lors du deuxième acte qu’il révèle une voix tendre dont la légèreté traduit l’insouciance du personnage face à sa situation –il s’émerveille des beautés de l’île déserte sur laquelle lui et sa mère se sont échoués–, creusant le contraste avec l’inquiétude de la Tsarine. Sa voix par ailleurs puissante et assurée suscite l’émotion du public tout au long de la représentation, d’autant plus qu’il offre une interprétation très musicale et sensible de ses airs –avec notamment beaucoup de contraste dans les nuances et le phrasé.
La mezzo-soprano Stine Marie Fischer interprète la Tisserande de sa voix claire et perçante, qui correspond au caractère mesquin et piquant du personnage. Elle forme un duo complémentaire avec la soprano Bernarda Bobro, qui prête sa voix assurée et presque caricaturale au personnage de la cuisinière. Toutes deux fournissent une interprétation vocale et théâtrale à la mesure de leurs personnages vils et extravagants et font preuve de précision dans la justesse et le rythme lorsqu’elles chantent en duo.
Carole Wilson habille Babarikha de sa voix puissante et timbrée. La mezzo-soprano campe l’attitude d’une femme de caractère dont le grain de voix nasillard évoque les chansons populaires russes, notamment au premier acte lorsqu’elle domine le chœur dans la berceuse "Dodo l’enfant do".
Julia Muzychenko offre une interprétation de la Princesse-Cygne à la mesure de la beauté du symbole qu’elle incarne. Avec elle renaissent les couleurs sur scène et sa voix précieuse correspond à la vision immaculée de son apparition. Sa voix douce et claire se déploie dans les aigus, exécutant la ligne mélodique sinueuse de sa partition avec une fluidité qui lui confère son caractère onirique. De la même manière qu’elle apparaît et disparaît sur scène comme par magie, le timbre de sa voix se fond au son de l’orchestre, jouant de cet effet de sonorités proches.
Le ténor Evgeny Akimov campe avec théâtralité le Vieil Homme et le Premier Navigateur. De sa voix plaintive et suppliante transparaît la fatigue de la vieillesse lors du premier acte, évoquant lui aussi de son timbre perçant les sonorités propres à la musique populaire russe.
Le Messager est interprété par le baryton Ivan Thirion, qui sait apporter au personnage sa position juste dans l’intrigue de par son jeu et sa technique vocale. Sa voix très timbrée et projetée dans les aigus émerge sans efforts de la masse formée par le chœur et l’orchestre lorsqu’il livre l’élément déclencheur qu’est son message, qu’il fait résonner jusqu’au fond de la salle.
Alexander Vassiliev, en Bouffon dynamique et enthousiaste, apparaît lors du premier acte sautillant et s’accompagnant d’un tambourin. La basse fait preuve de justesse et de précision rythmique, incarnant son personnage avec théâtralité et énergie.
Enfin, la présence sonore du Chœur de l'Opéra National du Rhin, qui chante depuis les coulisses, participe du caractère onirique de la représentation. L’ensemble est tendre et homogène à l’interprétation de la berceuse populaire "Dodo l’enfant do" lors du premier acte, érigeant les fondations harmoniques du thème auquel se superposent les railleries de Babarikha.
La mise en abyme du conte confère à ses personnages un statut particulier, doublant la performance des interprètes d’un enjeu théâtral subtil et approfondi. Chacun des artistes du casting apporte à ce parti pris une réponse faite de justesse à travers sa performance vocale et scénique.
La représentation est un grand succès et reçoit les ovations d’un public touché. Les artistes sont par deux fois rappelés au salut sous les acclamations des spectateurs debout.
LE CONTE DU TSAR SALTANE Retour sur la première Quelle émotion d'avoir présenté hier soir l'opéra fantastique de Nikolaï Rimski-Korsakov ! Pour en savoir plus sur le Tsar Saltane, rendez-vous mardi prochain, 18h à la @BNUStrasbourg https://t.co/QFs3EeS3t1 Klara Beck pic.twitter.com/htgVst1YnB
— Opéra national du Rhin (@Operadurhin) 6 mai 2023