La Femme sans ombre anniversaire au Festival de Pâques de Baden-Baden
Depuis un quart de siècle déjà, la ville de Baden-Baden ne propose pas seulement des cures thermales, mais aussi musicales. Son somptueux Palais des Festivals (construit en 1998 à la place de l'ancienne gare) fête ses 25 ans en grande pompe à l'occasion du Festival de Pâques. Pour les amateurs d’opéra, cette escapade pascale y est doublement intéressante : la production lyrique est la rare Femme sans ombre de Richard Strauss, interprétée dans la fosse par Kirill Petrenko et l'Orchestre Philharmonique de Berlin (dont ce 10ème anniversaire de leur présence fait d'autant plus l'événement qu'ils retourneront en 2026 à l'autre grand festival de Pâques où ils officiaient depuis sa création en 1967, celui de Salzbourg).
Seulement quelques mois après la Salomé à Paris, Lydia Steier et Elza van den Heever réunissent leurs forces dans un autre opéra de Strauss : une collaboration artistique qui sera fortifiée par la préparation de La Vestale, annoncée pour la fin de la saison prochaine à Paris. Lydia Steier conclut ainsi une trilogie d'opéras de Strauss complétée en six mois (avec Le Chevalier à la rose en janvier dernier à Lucerne).
L'histoire est ici transposée dans le rêve éveillé d'une jeune fille pensionnaire d'un internat catholique, incarnée avec maturité par Vivien Hartert, qui ne quitte pas le plateau tout du long de la représentation. Règne sur scène une forme de matriarcat, où la Vierge Marie est vénérée (à travers des tableaux-statues vivantes).
À l'austérité de l'internat s'oppose le monde scintillant et spectaculaire de l'Empereur magicien, tandis que le monde des humains revêt l'aspect métaphorique d'une fabrique de bébés, vendus ensuite par la Teinturière devenue Caissière. Ce spectacle résonne étrangement avec Les Mamelles de Tirésias données récemment au TCE : de par l'angle féministe et transhumaniste (avec la réification et la fabrication artificielle des enfants) qu'il adopte, ainsi que par ses décors de cabaret (avec les grands escaliers et lumières d'Elana Siberski ainsi que les costumes à plumes de Katharina Schlipf).
Les décors tournants de Paul Zoller basculent facilement d’un univers à l’autre et permettent de se repérer facilement dans le récit. Bien que Lydia Steier traite la structure dramaturgique de l'œuvre avec intelligence et originalité, la profusion (les personnages féminins sont dédoublés : la petite fille et ses ombres, la Nourrice, la Vierge...) et la diversité des éléments scéniques constitutifs de ce qu'elle désigne elle-même comme son “théâtre XXL” alourdit la lecture et la compréhension d'un livret déjà chargé de symbolisme, notamment à la fin du spectacle.
La musique de Strauss est une symphonie océanique de couleurs, sa partition colossale comptant pas moins de 164 instruments divisés entre la fosse et les coulisses (y compris les machines à vent et tonnerre). Considérée comme l'une des meilleures phalanges de la planète, l’Orchestre Philharmonique de Berlin (qui fait une production d’opéra par an) relève le défi de cette immense entreprise musicale, offrant une opulence sonore dans toutes les sections, notamment au pupitre particulièrement fourni de percussions (comprenant entre autres cinq gongs chinois, deux célestas et un harmonica de verre). Kirill Petrenko mène souverainement le jeu, créant harmonieusement le lien entre les éléments de scène, des coulisses et de la fosse. Le chef d'orchestre parvient à obtenir de son orchestre une richesse de son qui s’étend des interludes tonnants (soutenus par une grosse section des cuivres et des bois) jusqu’à des moments chambristes et intimes. Dès les premiers accords du leitmotiv fatidique du Keikobad (la divinité suprême), l’orchestre s’impose comme un vecteur majeur du drame, basculant des tutti vigoureux vers les portraits psychologiques et phénomènes naturels peints par les cordes (en quatuor et solo) et la tendre musicalité des flûtes, menées par Emmanuel Pahud.
Elza van den Heever campe l'Impératrice, rôle qu’elle prenait en concert à Paris juste avant le confinement. L'élégance s'incarne tant dans son accoutrement que dans ses gestes et son chant, qui distingue un timbre dramatique et des aigus charnus. Elle attaque chaque note avec assurance et précision, et affronte avec bravoure les vocalises comme les sauts d'intervalles. La voix de poitrine est robuste et projetée jusqu'au fond de la salle, conduisant une expression dramatique finement nuancée.
Clay Hilley en Empereur est un Heldentenor qui illumine l’espace de par sa voix radiante et sa présence scénique exubérante. Son phrasé est cousu avec beaucoup d’élan et délicatesse, étayé par une articulation soigneusement travaillée qui rend son expression vocale particulièrement nette. Après avoir retrouvé son apparence humaine suite à la transformation en pierre, il quitte la scène sur une prestation énergique et brillante.
Michaela Schuster, qui incarne la Nourrice, se distingue de par son jeu nuancé, ajustant sa voix aux multiples facettes de son personnage complexe. Elle manifeste une bonne maîtrise du souffle et d’émission qui s’épanouit dans des graves bien nourris. Son instrument est volumineux et résonnant même lorsque le corps est allongé, mais il tend à vibrer plus amplement dans les cimes et en particulier après l’entracte.
Wolfgang Koch qui interprète Barak incarne la bonté chrétienne pavée de naïveté, dont il paiera le prix cher. Le timbre de sa voix est rond et satiné, son phrasé teinté de lyrisme et de tendresse. Le registre des graves est étoffé et souverain avec des lignes mélodiques finement dessinées, mais il se heurte aux limites tonales dans les aigus où la justesse déraille par moments.
Si la Nourrice représente une figure méphistophélique, la Teinturière de Miina-Liisa Värelä est assurément faustienne : elle gagne son indépendance en vendant son ombre et son âme, moyennant un acte charnel libérateur. Son timbre arrondi et puissant est agrémenté d'un phrasé délicat et d'une palette de nuances très fournie. Son interprétation est claire et dynamique, et la chanteuse fait preuve d'éloquence même dans les brefs passages parlés. Sa voix à la sonorité cristalline ainsi que son jeu d'actrice lui confère une justesse remarquée dans l'incarnation de son personnage féminin.
À l'image d'un Commandeur de Don Giovanni, Bogdan Baciu campe un Messager non pas de pierre mais en armure. Il livre des messages et avertissements prophétiques d’une voix à la carrure wagnérienne, sombre et bien ancrée dans les graves. La voix de Faucon est confiée à la soprano Agnieszka Adamczak, qui l'interprète d'un ton léger, élastique et précieux, dont le timbre se marie à celui des flûtes qui l'accompagnent. La voix de la mezzo-soprano Kseniia Nikolaieva est noire et résonnante, et la brève apparition du ténor Evan LeRoy Johnson se fait claire et lumineuse.
Les frères de Barak forment un trio grotesque à l'allure caricaturale justement incarnée par les voix et les gestes des chanteurs, qui constituent par ailleurs un ensemble dynamique, enjoué et équilibré sur le plan vocal. Le ténor lyrique Peter Hoare sert un Bossu précis dans l’intonation, la basse Nathan Berg un Manchot à la voix étoffée et robuste et le baryton Johannes Weisser un Borgne au timbre coloré.
Le Chœur polonais du Forum musical de Wroclaw, dirigé par Lionel Sow, colore ce vaste paysage sonore par l’épaisseur des voix masculines et la clarté angélique des tessitures féminines qui véhiculent avec conviction tant la douceur que l'angoisse. Les tendres voix juvéniles du chœur d’enfants Cantus Juvenum de Karlsruhe illuminent la scène par leur chant expressif et d'une justesse impeccable.
Le public du Festspielhaus de Baden-Baden ovationne bruyamment les artistes, qu'il rappelle sur scène à plusieurs reprises. Sont tout particulièrement acclamés le chef d'orchestre Kirill Petrenko et les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Berlin.