Petite boutique endiablée à Dijon
L’Opéra de Dijon accueille une production de La Petite boutique des horreurs d’Alan Menken dévoilée récemment à l’Opéra Comique : des mélodies, de l’humour (genre presqu’absent de la création opératique depuis 60 ans), de la danse, de quoi attirer un public jeune et enthousiaste, qui sera bien plus susceptible de revenir dans la maison lyrique que le public attiré par des concerts d’autres genres musicaux. L’histoire est celle de Seymour, jeune botaniste amoureux d’Audrey et travaillant pour le cynique Mushnik, qui découvre un jour d’éclipse une mystérieuse plante carnivore qui se nourrit exclusivement de sang humain, et qui grossit démesurément au fur et à mesure qu’elle engouffre ses victimes. Cette comédie musicale, dont l’humour noir rappelle Sweeney Todd ou Into the woods de Sondheim, mélange les genres musicaux et les inspirations. Son compositeur étant à l’origine des musiques de nombreux Disney mythiques, il est amusant de reconnaître du Génie d’Aladdin dans le chant de la Plante qui se trouve être un bien mauvais ami. L’adaptation française du livret par Alain Marcel, écrite dans un style urbain et moderne, n’est pas sans quelques maladresses, la prosodie étant parfois bancale et certaines expressions apparaissant désuètes, tout en gardant de nombreux jeux de mots et des réparties décapantes.
Valérie Lesort et Christian Hecq (et l’inénarrable Vanessa Sannino pour les costumes) font montre de leur habituelle fantaisie et d’une inventivité démesurée : le récit (et l’humour) se renouvelle en permanence, au gré des trouvailles, parfois simples mais toujours efficaces. La plante vit et grandit grâce aux marionnettes de Carole Allemand mises en mouvement avec une certaine virtuosité par Sami Adjali. Dans la pure tradition des comédies musicales, les chanteurs participent aux chorégraphies (signées Rémi Boissy).
Guillaume Andrieux, qui interprète Seymour, est la seule nouveauté de la distribution par rapport aux représentations de l’Opéra Comique. Il semble s’amuser à croquer ce personnage crasseux, bossu, naïf et gauche. Sa beauté intérieure, qui séduit Audrey, se perçoit par sa voix lyrique au timbre charmant, l’ensemble rendant le personnage attachant. Il participe à des chorégraphies complexes, le sourire aux lèvres, sans perdre son souffle pour assurer les passages chantés.
Audrey est interprétée par Judith Fa. Si la voix mi-dorée mi-lascive vibrillonne dans un chant fin qui s’épaissit dans le médium, elle joue à merveille la « potiche » (selon les mots du petit ami Orin) dont le rêve d’avenir est de posséder de l’électroménager. Théâtralement, Lionel Peintre est un parfait Mr Mushnik, toujours juste. Dans les parties chantées, il peine en revanche à construire sa ligne vocale. Damien Bigourdan en fait des tonnes en Orin, le petit ami violent d’Audrey (et dans plein d’autres petits rôles) mais il parvient à rester juste, et ses tics humoristiques (comme ses grincements vocaux) n’empêchent pas le public d’être mort de rire. Son personnage (qui s’étouffe dans du gaz hilarant) non plus, au demeurant. La plupart du temps, il théâtralise son chant, détériorant son timbre et sa ligne pour générer des effets comiques, mais il montre aussi un médium nourri et stable lorsqu’il lui prend de soigner sa ligne.
Daniel Njo Lobé prête sa voix grave, profonde et ronde à la Plante (ainsi qu’au Client et au Vagabond). Il lui apporte un caractère narquois par des effets vocaux bien sentis, qui permettent entre autres de varier ses nombreux « J’ai faim », drôles mais terribles. Crystal, Ronnette et Chiffon sont à la fois un chœur, des figurantes et des accompagnatrices (qui chantent sur des onomatopées pour souligner une action ou en contrepoint d’un chant). Elles sont interprétées par Sofia Mountassir, Anissa Brahmi et Laura Nanou qui ont toutes les trois un vécu dans l’univers de la comédie musicale. Elles dansent avec une coordination précise et varient les styles dans leur chant, du lyrique à la soul en passant par le R'n'B.
L’Orchestre Le Balcon, mené par Maxime Pascal (sur une nouvelle orchestration d’Arthur Lavandier qui varie les influences et fait la part belle à l’humour musical), est sonorisé ce qui crée parfois des déséquilibres. Nonobstant, ces musiciens éclectiques maintiennent un rythme et un dynamisme constant qui participe grandement au succès du soir.
Si, dans Hamlet à Bastille, Claudius chantait la gorge tranchée, Audrey fait encore mieux ici puisqu’elle chante coupée en deux (« je me sens si légère », dit-elle alors), les viscères à l’air. La salle pleine et jeune bondit une fois la pièce terminée, acclamant les artistes debout. Alors que la salle se vide, Le Balcon lui dit adieu en musique. Les spectateurs se pressent alors autour de la fosse et aux balcons, tapant dans leurs mains pour accompagner les musiciens, qui donnent de la voix en suivant la partition sur leurs téléphones portables. Le morceau fini, ils obtiennent de nouveaux vivats pour ce bœuf qui les vaut bien.