Iphigénie en Tauride à l'Opéra de Paris : la revanche de Warlikowski, la beauté d'un plateau
Cette production n’est certes pas nouvelle mais elle est encore novatrice et sa reprise reste indéniablement un événement. Krzysztof Warlikowski s'est fait un nom dans le monde de l'opéra il y a 10 ans avec le scandale provoqué précisément par cette mise en scène d'Iphigénie en Tauride dans ce même Opéra Garnier. À la fin de cette nouvelle première, ce 2 décembre 2016, le metteur en scène est venu saluer en toute humilité, tel un enfant perdu. Des sources bien informées et impliquées directement dans cette production nous ont confirmé qu’il savourait pourtant avec un infini délice (mais très intérieurement) cette revanche : les applaudissements et les bravi de la salle l'emportant sur les quelques huées.
Dès que le public s’installe, il comprend que cette mise en scène va le questionner à la fois sur le spectacle mais aussi sur lui-même : un immense miroir sans tain trône sur la scène et, en fonction des lumières, il laissera voir le plateau ou bien reflètera aux spectateurs leurs propres images. Ce miroir (qui peut donc également devenir une vitre transparente, mais aussi une cage de résonance pour le son des chanteurs) se lève alors sur un seul espace qui embrasse tout le plateau et représente les diverses pièces d'une maison de retraite : chambre à coucher, douche, cuisine, salon (avec la télévision allumée sur les Feux de l’amour), salle de loisir (où les dames jouent aux dames). Au début du spectacle, les vieilles femmes pensionnaires font de simples allers et retours tout droit, depuis le fond du plateau jusqu’à l’avant-scène. Elles prennent ensuite place, avec calme et naturel, dans leurs lits, devant la télévision, à table. Un ballet incongru viendra pourtant briser l’atonie générale : dansé par une petite mamie, dans ce qui semble tout d’abord être une parodie, mais qui fascine bien vite, puisque l’expérimentée ballerine enchaîne d'impressionnantes virevoltes et esquisse même des entrechats.
Véronique Gens dans le rôle-titre d'Iphigénie en Tauride (© Guergana Damianova / OnP)
Dans ce décor prosaïque, Iphigénie détonne en clone de Dalida garnie d’une immense mèche blonde. Véronique Gens chante ce personnage en s’appuyant sur tout le caractère que sa voix a forgé au fil des années. De sa prononciation du français surannée (les r roulés, les eu très fermés), elle construit une prosodie qui touche au drame (par des attaques de consonnes s’appuyant sur une note grave et pleine de souffle). Durant toute la tragédie, l’Iphigénie de Gens n’est que souffrance, que douleur et sanglots magnifiés dans ses graves résonances de poitrine. Sa voix intensément recueillie dans “Vous n'avez plus de rois, je n'ai plus de parents ; mêlez vos cris plaintifs à mes gémissements !” récolte les premiers applaudissements de la soirée, d’abord avec autant de douceur qu'elle en met dans sa mélopée. Changeant de robe (la chanteuse, actrice d'un soir Renate Jett reprend pour elle la tenue et la coiffure d’or pailletées), Iphigénie garde toujours sa triste mine. Elle transmet ce vague-à-l’âme aux vieilles dames alignées en avant-scène dans des tenues de deuil (l’une d’entre elles en pleure même, tandis que les autres mangent leurs gâteaux sans sourciller). Le vibrato de la soprano se resserre avec intensité afin “qu’on détache ses fers”. Sa voix s’éclaircit dans l’aigu, au point de n’être plus qu’une vibration. Même piano, le chant garde sa concentration dramatique ; même la tête dans un lavabo, Véronique Gens rend touchante la supplique “Ô toi qui prolongeas mes jours, reprends un bien que je déteste, Diane, je t'implore, arrêtes-en le cours, rejoins Iphigénie au malheureux Oreste.”
Véronique Gens dans le rôle-titre d'Iphigénie en Tauride (© Guergana Damianova / OnP)
Stanislas de Barbeyrac (qui nous a accordé une passionnante interview à retrouver ici, en complément de cet article) est assurément promis aux plus grands succès avec ce Pylade et bien d’autres rôles à venir. Agile et puissant, il suit l’orchestre dans ses forte et ses crescendos subits. Sa voix est l’affliction incarnée dans l’aigu (en quelques occasions à noter, et toujours avec plénitude, il emprunte même à un registre de voix mixte entre voix de gorge et de tête, rappelant que le rôle est écrit pour un haute-contre). Son appareil vocal sonore résonne dans tout le registre. Son français chanté est parfait et il choisit avec justesse les syllabes sur lesquelles appuyer pour magnifier le désir d’un cœur ou bien pour adoucir lorsqu’il appelle la mort comme une faveur. Arrondissant la bouche, sa voix et son articulation sont ainsi bombées, mais toujours claires et sonores. Il monte avec légèreté sur la pointe des pieds, mais toutes ses notes et son expression restent bien campées. Offrant un jeu crédible, son Pylade n’est qu’un frisson lorsqu’Iphigénie le condamne à mort. Enfin, il saisit pleinement les particularités de l’écriture de Gluck qui offre des phrases répétées en fin d’air. C’est en effet l’occasion pour les chanteurs, et en particulier pour Barbeyrac, de montrer toute l’étendue d’un talent d’interprète : en variant timbre, placement et volume, les mêmes paroles sont tour à tour une supplique, un appel, un cri, un soupir, un regret, un remords, une révolte.
Stanislas de Barbeyrac (Pylade) et Étienne Dupuis (Oreste) (© Guergana Damianova / OnP)
Étienne Dupuis interprète Oreste de sa voix ample, avec de fortes résonances dans les aigus emplis de tristesse. Il vit et habite sa ligne, la faisant grandir comme une flamme. Sa prononciation est excellente, même lorsqu’il suit sans aucun essoufflement les grandes accélérations orchestrales du chef Bertrand de Billy. Puis, il s’allonge et adoucit sa voix à peine timbrée et tout juste articulée. Il expire sur “le calme rentre dans mon cœur”, montant puis redescendant d’un demi-ton. Son trépas s’agite pourtant dans les convulsions d’un rêve érotique, mimé derrière le miroir sans tain par les ébats sensuels puis violents d’un homme nu avec d’élégantes femmes.
Oreste et Pylade offrent un duo toujours émouvant à l’extrême, en forme de parcours à travers les volumes : depuis le pianissimo jusqu’au fortissimo (un large volume sonore assez rare et fort appréciable dans ce répertoire).
Thomas Johannes Mayer est un Thoas cloué sur son fauteuil roulant électrique. Sa prononciation est bien loin de rivaliser avec les trois chanteurs français et elle contraint le public à lire attentivement les sur-titres. Son large vibrato et le timbre de sa voix enrichi par un important soutien abdominal appartiendraient à un registre héroïque, mais le volume n'y correspond pas. Les brèves mais capitales interventions des personnages secondaires sont chantées depuis la fosse. Le duo entre Adriana Gonzalez (qui chante Diane ainsi que la Première prêtresse) et Emanuela Pascu (Deuxième prêtresse et une femme grecque) est dans un français incompréhensible, mais elles sont appliquées et leurs voix sont parfaitement audibles dans tout le théâtre. Le baryton Tomasz Kumiega, issu de l'Acadméie de l'Opéra de Paris (nous l'avions admiré l'an dernier dans l'Orfeo -lire notre compte-rendu ici) n’est pas davantage intelligible dans la langue de Molière en Ministre et en Scythe, mais il est lui aussi bien audible.
Véronique Gens dans le rôle-titre d'Iphigénie en Tauride et Thomas Johannes Mayer (Thoas) (© Guergana Damianova / OnP)
Dirigé par les gestes ronds et souples de Bertrand de Billy, l'Orchestre de l’Opéra national de Paris est d'une douceur cotonneuse, grâce à la légèreté des tenues d'archet, la générosité en souffle des vents et le rebondi des percussions. L’harmonie caractérise les duos à l’octave entre le Choeur de l’Opéra national de Paris et son orchestre.
Iphigénie en Tauride (© Guergana Damianova / OnP)
Dans une palpitante conclusion du spectacle, la clône de Dalida lie les mains d’Oreste sur les accoudoirs d’un fauteuil, comme elle le ferait sur une chaise électrique. Puis, elle met dans la main d’Iphigénie le couteau par lequel elle doit “immoler” celui qu’elle n’a pas encore reconnu comme son frère. Thoas apparaît dans la loge du premier étage côté Cour (exactement en face du directeur Stéphane Lissner). Menaçant, il jette de nombreux bouquets de roses rouges sur scène. Pylade trouve toutefois le chemin de la loge et égorge le tyran.
Thomas Johannes Mayer (Thoas) et Stanislas de Barbeyrac (Pylade) (© Guergana Damianova / OnP)
L’œuvre s’achève lorsqu’Oreste et Pylade apparaissent au parterre (quel miracle d’entendre de si près leurs voix chaudes et articulées) pour faire leurs adieux à Iphigénie, restée sur scène comme prisonnière de l’île Tauride. Les retraitées en tenue de deuil bouclent alors la boucle du spectacle en reprenant leurs allers et retours initiaux à travers le plateau. Le miroir se baisse une dernière fois, reflétant l’image d’un public qui applaudit avec enthousiasme. Ces remerciements de la part des spectateurs continuent durant les saluts de tous les artistes, avant d’éclater en bravi pour les trois chanteurs principaux. Après le chef, Warlikowski entre avec le regard penaud d’un enfant perdu. Certes, des huées se font entendre, mais les applaudissements et les bravi l’emportent, confortant la revanche de ce metteur en scène conspué pour ce même travail il y a 10 ans.
Vous pouvez encore réserver vos places ici, pour ce spectacle qui sera donné jusqu’à Noël.