Le Chant du cygne de Schubert, voyage vers les ténèbres avec Florian Boesch
Ce titre donné au dernier cycle de Lieder composés par Franz Schubert est évocateur. Cependant et contrairement à La Belle Meunière et au Voyage d'hiver, ce cycle n’a pas été conçu par le compositeur tel quel sur une unité poétique (c’est son éditeur qui, après sa mort, regroupa ses dernières compositions sous cette appellation de Chant du cygne). Ce “cycle” associe deux ensembles différents, sept Lieder sur des poèmes de Ludwig Rellstab et six d’après Heinrich Heine. Par superstition et pour éviter le chiffre 13, l’éditeur ajouta un dernier Lied, Die Taubenpost (Le pigeon voyageur) sur un poème de Johann Gabriel Seidl. Si les thèmes familiers à Schubert se retrouvent dans ces Lieder (douleur et nostalgie devant l’absence de la bien-aimée, solitude, illusion…), le ton et les moyens employés diffèrent. Les éléments apparaissant sans hostilité dans le premier groupe s’accompagnent de désespoir infini sans vue d’apaisement dans le second.
Tout en respectant cette séparation en deux parties du Chant du cygne, les artistes en réorganisent l’ordonnance interne, faisant émerger une progression des Lieder les plus optimistes vers les plus dramatiques. Le lumineux Liebesbotschaft (Message d’amour) commence bel et bien la première partie mais au lieu d’enchaîner avec Kriegers Ahnung (Pressentiment du guerrier) contrastant grandement avec les pièces qui l’encadrent, ce récit dramatique vient ici conclure la première partie.
La seconde partie poursuit cette progression en commençant avec la mélodie légère Das Fischermädchen (La fille du pêcheur) pour finir avec la violence du désespoir d’Atlas que l’éditeur avait placé en première position, commençant donc la seconde partie directement dans un climax d’intensité. La mélodie joyeuse de Die Taubenpost ne s’inscrivant pas dans ce parcours, les musiciens la donnent en bis, achevant la soirée dans l’apaisement d’un agrément musical.
Ce cheminement de la clarté aux ténèbres est proposé par le baryton-basse Florian Boesch et le pianiste Malcolm Martineau, tous deux investis et complices. La salle, remplie au trois quarts (certainement en raison du mouvement social dans les transports) demeure silencieuse, le public désireux de profiter du large panel de couleurs et d’émotions délivré par les artistes.
Florian Boesch interprète les premiers Lieder dans la douceur de son registre mixte. Son phrasé est simple et délicat, en communion notamment avec les éléments aquatiques du message d’amour (Liebesbotschaft). Cette simplicité imprègne la chanson de la fille du pêcheur dans laquelle il amenuise toutes les montées dans l’aigu, faisant montre d’une certaine désinvolture travaillée, se rapprochant ainsi davantage du style des chansons. Il abandonne cette simplicité dans le célèbre Ständchen (Sérénade) en déstructurant la mélodie de suspensions et de ralentis dans un but d’expressivité.
C’est au cinquième Lied que le ton change. À la gravité qui évoque la perte de la bien-aimée répondent les graves résonnants et profonds du baryton-basse autrichien qu’il semble allonger à l’infini, à la mesure de son désespoir. La Ville (Die Stadt) se fera écho de cette désolation profonde dans une réduction des moyens, la voix se faisant récitative, quasi sprechgesang (parlé-chanté). La première douleur est projetée vigoureusement, la voix solide du baryton-basse emplit la salle, le séjour demeure alors sombre et angoissant : dans Der Doppelgänger (Le Double), il saisit l’auditoire en passant abruptement de la profonde affliction aux appels désespérés (il commence le Lied d’une voix faisant entendre la souffrance et qui n’a plus la force de s’exprimer puis, à la reconnaissance du double, il l’intensifie jusqu’à émettre un cri d’effroi, clouant le public sur place). Le programme s’achève donc sur les violentes interjections d’Atlas, « Et bien maintenant tu es misérable ! », Florian Boesch faisant appel à toute son énergie et toute sa puissance pour évoquer le déchaînement malheureux du personnage.
Le pianiste Malcolm Martineau intervient dans une complicité étroite avec le chanteur, ne le quittant jamais ni du regard ni de l’oreille. Il épouse les moindres suspensions de la voix et se fait force de proposition dans les introductions comme les conclusions. C’est lui qui instaure le climat inquiétant In der Ferne (Dans le lointain) et qui, par la régularité des battements à la main droite, crée l’univers oppressant du Séjour (dans la même veine qu’Erlkönig). Il introduit le relief de l’accompagnement de L’Adieu, martelant les basses tout en faisant entendre la légère chevauchée ininterrompue de croches à la main droite.
Le public sort de son silence pour applaudir fortement les deux artistes qui, sans autres mots, le remercient avec trois bis, An Den Mond et Heidenröslein (À la lune et Petite rose de la lande) s’ajoutant à Die Taubenpost, le dernier Lied composé par Schubert.