Mélisande, Maeterlinck et Debussy : de Lyon aux Bouffes du Nord
Le comédien est paradoxe, ce n'est pas nouveau (Diderot en a fait un essai) mais ce spectacle le prouve une fois encore. Paradoxalement, il semblait fou de vouloir faire chanter La Traviata par une comédienne (même ayant fait du chant mais loin de l'opéra) en la faisant, elle et ses collègues, repasser d'une réplique à l'autre à un jeu parlé (l'occasion de revenir aussi au texte de Dumas fils), le tout accompagné par une poignée d'instruments. Mais ce paradoxe avait fait la force du spectacle (intitulé Traviata, vous méritez un avenir meilleur) et nourri la performance de ses interprètes assumant avec une dévotion toute romantique le grand écart en jouant de leurs forces et faiblesses. Paradoxalement, Pelléas et Mélisande semblait bien davantage se prêter à l'exercice, sans doute même trop. La partition de Debussy est déjà à ce point du théâtre, son chant une parole naturelle que la version hybride reprenant des passages de l'opéra et du texte de Maeterlinck (déjà si largement employé par Debussy) pousse visiblement ici Mélisande à vouloir davantage chanter pour contraster avec le jeu théâtral.
La différence tient aussi au concept d'interactions choisies entre jeu et musique. Dans Traviata vous méritez un avenir meilleur (qui reviendra d'ailleurs in loco en début de saison prochaine), chaque personnage semblait pouvoir passer du jeu au chant dans l'élan naturel des fêtes parisiennes ou bien du drame (et les instrumentistes eux-aussi, qui prenaient pleinement part au jeu). Ici seule Judith Chemla (en Mélisande) traverse les mondes mais un pas après l'autre comme s'il semblait difficile parce que trop évident donc redondant d'enchaîner une phrase parlée-chantée de Maeterlinck-Debussy (lorsque cela se fait ici c'est par répliques séparées).
Ces questions et ces paradoxes posés, le projet avec ces choix n'en demeure pas moins fascinant et agit comme tel sur le public (attentif pendant, applaudissant et rappelant chaleureusement à la fin). Ce spectacle qui aurait pu se nommer Pelléas et Mélisande et Golaud se nomme tout simplement Mélisande mais pour dire la même chose : qu'elle est cet être entre deux mondes ici irréconciliables, celui de Pelléas (le chant) et celui de Golaud (la parole). De fait, Judith Chemla se trouve à incarner le déchirement entre ces univers que Debussy a réuni : elle doit chanter ou parler, face à Golaud qui ne chante jamais, face à Pelléas qui chante toujours (sauf pour quelques phrases entrecoupées lorsqu'il est agressé par Golaud dont la violence va jusqu'à lui faire perdre la musique).
Ces oppositions poussent chaque protagoniste dans leurs retranchements et à maintenir leur expression respective en antagonisme. Campé par l'acteur Jean-Yves Ruf, Golaud creuse un jeu rustre, une parole détachée et toujours similaire même lorsqu'il exprime de rares sentiments et souhaits contradictoires. Il répète -forcément volontairement donc- la même intonation de phrase en phrase (avec le même ton montant une fois puis redescendant de manière droite), pour abolir toute musicalité de son texte. Cela fait certes ressortir ses moments de violence tour-à-tour contre chacun des trois autres protagonistes présents, la voix se plantant alors dans un aigu assourdi.
Absolument à l'inverse, Pelléas se présente en pur musicien et même d'abord au saxophone parmi les instrumentistes jouant. Il s'avance, se fait reconnaître et sa voix avec : celle de Benoît Rameau, artiste lyrique. Son chant constant a le naturel d'une parole avec les qualités demandées à cet emploi et pour incarner à lui seul le lyrisme poétique, la mélopée du théâtre chanté. Le phrasé est à la fois très articulé, souple et marqué d'accents toniques, le timbre légèrement pincé, clair et lumineux. Le tout s'harmonise avec son investissement corporel : toujours d'une vaillance pleine d'élan, à la candeur enfantine. Là encore, ce Pelléas en chanteur contraste absolument avec le Golaud joué bourru, tiraillant d'autant plus les larmes de cette Mélisande entre murmures étouffés et cataractes tragiques.
Judith Chemla elle aussi a chanté le rôle dans la version d'opéra, différemment (à sa manière) mais ici encore différemment. De son parcours vers le lyrique elle garde notamment le registre aigu, agile et projeté, qui sonne et presque résonne avec une matière qui s'épaissit et qu'elle conserve dans le grave. Le reste de la voix est nourri de souffle, ce qui tendrait à la rapprocher de son parlé, mais comme pour contrebalancer et comme pour coller à l'esprit de sa première tenue rappelant une demoiselle de Rochefort, elle en emprunte aussi l'esthétique vocale directe et hésitante à la fois. La justesse bouge sur le vibrato qui veut la contrôler, là encore comme pour s'approcher et s'éloigner de la parole. Le jeu et le parlé se définissent également en contraste avec le chant, jusqu'à l'opposition : entre vertige et course effrénée, entre l'essoufflement et le cri, au bord du précipice émotionnel.
Toutes les interventions des autres personnages indispensables à l'histoire de ce trio principal sont assumées par le comédien Antoine Besson. Il ouvre même le spectacle en narrant l'histoire de Barbe-Bleue (qui a inspiré un autre drame à Maeterlinck et, sur le texte de celui-ci, un autre opéra français d'importance), l'occasion de là encore boucler une boucle en rappelant les noms de ses victimes, dont la dernière est Mélisande. Lui aussi assume une absolue continuité dans son jeu, dans sa voix parlée fluette et soufflée, précise et pincée. Le médecin parlant à Mélisande aussi tendrement qu'à une enfant, le fait qu'il ait ici la même voit qu'Yniold est touchant, mais la voix ne convient pas au propos, au ton, au personnage d'Arkel surtout lorsqu'il dit "Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes".
Le metteur en scène, également crédité de l'agencement du livret, est Richard Brunel, Directeur de l'Opéra de Lyon qui a produit et dévoilé le spectacle, au Théâtre de La Renaissance-Oullins peu après Grenoble. Sa proposition s'intègre on-ne-peut-mieux au lieu et au projet, dans une esthétique d'arte povera résonnant avec ce théâtre brut (aussi bien le lieu des Bouffes du Nord que cette proposition artistique). Tout comme ce spectacle entier repose sur seulement huit artistes (pour assumer à la fois la pièce, l'opéra, l'orchestre), la mise en scène se concentre sur l'essentiel, pleinement dans la logique de ce drame symboliste. Le lit à une place est celui de la mort physique de Mélisande, le lit à deux places celui de la mort de l'amour conjugal, et surtout il devient la fameuse tour d'où Mélisande collée à Golaud fait descendre ses cheveux, qui viennent caresser Pelléas caché sous le lit. La table des tristes repas conjugaux devient le promontoire d'Yniold, que Golaud manque de renverser (la table et l'enfant avec). À côté de quelques feuilles mortes, trois bassines suffisent à représenter la fontaine des aveugles. Pelléas y cherche en vain l'anneau de Mélisande qu'elle a jeté dans un lavabo (et va récupérer en dévissant le syphon).
L'arrangement de Florent Hubert pour un ensemble de cinq instrumentistes s'appuie essentiellement sur l'accordéon (joué par Sven Riondet) dont la polyphonie permet de transcrire des accords et de tenir l'harmonie. Le saxophone s'y fond, le violoncelle (tenu par Nicolas Seigle) s'en extrait tandis que la harpe de Marion Sicouly semble sur un tout autre plan (là aussi paradoxalement, la musique qui a en son cœur les infinies qualités chambristes de Debussy demande l'orchestre pour déployer sa subtilité). Les percussions asseyent l'harmonie avec les claviers et les timbales. Elles sonnent la tempête avec gong et grosse caisse que Yi-Ping Yang frappe de toutes ses forces (donnant l'exemple à Mélisande alors que les instrumentistes et chanteurs-acteurs de Traviata étaient bien plus dans le relais que la succession).
Les instrumentistes qui virevoltaient sur le plateau de Traviata, restent ici au fond de la scène, pour rendre plus poignants les deux moments où ils s'y avancent. C'est d'abord le violoncelle seul qui accompagne l'ouverture du drame (Mélisande essaye de le faire taire ou jouer au rythme de ses émois en touchant ses cordes et son archet, comme plus tard dans la douleur elle ira frapper sur les grandes percussions). Puis au final, les instrumentistes s'approchent de la mourante, pour l'accompagner tendrement (même la percussionniste vient avec son gong : pas idéal pour laisser l'héroïne se reposer, même si elle en joue le plus doucement possible).
Toutes les représentations de Pelléas et Mélisande jouent des symboles de Maeterlinck, nombre d'entre elles s'appuient sur la circularité de l'anneau, plusieurs élargissent la métaphore à la temporalité de cette œuvre qui est un éternel recommencement (la fille de Mélisande qui naît à la fin du drame est vouée à souffrir comme sa mère, c'est même certainement elle -si ce n'est sa mère- qui se retrouve au tout début du drame à expliquer combien on lui a fait du mal). Le parti-pris est ici poussé jusqu'à faire jouer la scène finale au début et à la fin, dans une spirale de souffrance. Mais une autre boucle est ainsi prolongée et bouclée : c'est sans doute La Traviata de la fin du précédent spectacle qui entre sur un lit d'hôpital roulant sur la scène des Bouffes du Nord, en un éternel recommencement de l'opéra en tant qu'art. C'est précisément ce que questionnent ces spectacles.