Pelléas et Mélisande à Lille : le gouffre des passions
Dans un décor unique et nu, sorte de boite dans laquelle les protagonistes sont enfermés, un puits est creusé représentant le ruisseau du premier acte, la fontaine du second et du quatrième et l’altitude qui sépare les deux amants au troisième. Menace permanente (Mélisande manque d’y tomber, Golaud y menace Pelléas) dont s’échappent des fumées, ce précipice semble être à la fois le volcan qui anime les cœurs et le gouffre qui dévore les âmes passionnées (le corps de Pelléas y sera finalement jeté par Golaud après son meurtre). Les éclairages de Marie-Christine Soma, complice du metteur en scène, créent une ambiance mystérieuse et sombre, faisant apparaître ou disparaître les personnages dans l’obscurité. L’eau ruisselle (le bruit des gouttes tombant sur le plateau se mélangeant à la musique), la brume s’épaissit parfois, la silhouette de Mélisande s’y distinguant même par un habile jeu de lumières, posant la question de son existence réelle ou fantasmée. Cette question est même creusée par le jeu des costumes (signés Olga Karpinsky), quand Mélisande se trouve habillée en miroir à Pelléas, comme une projection féminine de cet homme émotionnellement perdu. Les longs cheveux de la jeune femme, explicitement décrits dans le livret, sont d’ailleurs absents puisqu’elle est coiffée à la garçonne, de cheveux courts et bruns (accentuant la ressemblance avec Pelléas) : dans cette représentation, Pelléas embrasse des cheveux imaginaires, accessoire inventé du « jeu d’enfant » auquel il se prête.
Le plateau vocal offre unanimement une diction précise et clairement compréhensible, qualité primordiale pour mettre en valeur le texte de Maeterlinck. Vannina Santoni apporte son intensité théâtrale à Mélisande, construisant un personnage (que la note d’intention décrit comme proie et chasseresse) à la fois fragile et fort. Sa voix est ancrée dans l’aigu, pure et concentrée, avec un vibrato léger dont le rythme varie selon les sentiments exprimés. Elle se fait plus rocailleuse dans les graves, puissants.
Pelléas est ici interprété par un ténor, Julien Behr, qui doit aller chercher au fond de son instrument les notes dans son registre grave. En découle un timbre ténébreux, riche en harmoniques, mais quelque peu engorgé, ce qui l’empêche parfois de dépasser l’orchestre. Ses aigus apportent en revanche une clarté bienvenue.
Déjà impressionnant dans son rôle lors de ses débuts en Golaud à Bordeaux, Alexandre Duhamel poursuit son exploration du personnage, creusant sa complexité et son ambivalence par une riche variation d’effets vocaux, d’une douceur suave lors de la rencontre avec Mélisande, jusque dans une fureur noire quand la jalousie le dévore, en passant par la tendresse puis le débordement des passions vis-à-vis d’Yniold ou un calme terrifiant quand sa sauvagerie finale se dessine.
Patrick Bolleire est un Arkel sensible, aux graves profonds mais lumineux et aux aigus solides. Marie-Ange Todorovitch est une Geneviève au timbre de marbre, à la beauté froide et dure, homogène sur l’ensemble des registres. Son vibrato est imposant tout en restant maîtrisé. Damien Pass soigne son interprétation en Médecin, montrant en peu d’interventions une voix noire et mate, un phrasé musical et noble. Mathieu Gourlet chante les quelques notes du Berger depuis le premier balcon, d’une voix stable et bien émise, au timbre agréable. Yniold est interprété par un enfant de la Maîtrise de Caen, choix qui accentue la candeur du personnage mais en diminue la musicalité et la puissance théâtrale.
François-Xavier Roth, Directeur de l’Atelier lyrique de Tourcoing, vient ici en voisin avec son ensemble Les Siècles, qui parvient à pétrir une texture profonde et dense, appuyant les teintes noires et les dissonances : les tons sombres des contrebasses peignent l'obscurité des lieux quand le hautbois pincé en fait surgir le mystère. Le chef construit le relief de sa musique par ses tempi allants et ses nuances délicates. Le Chœur de l’Opéra de Lille manque toutefois d’homogénéité dans sa courte intervention, menée depuis les couloirs du théâtre, dans un effet sonore intéressant.
Le public, qui ne délivre aucun applaudissement entre les actes, applaudit vigoureusement les artistes durant les saluts, réservant des accueils particulièrement chaleureux à Alexandre Duhamel, Vannina Santoni et François-Xavier Roth.