L’Isola Disabitata à l'Opéra de Clermont-Ferrand : corps échoués, cœurs charmés
S’il est surtout connu pour ses Symphonies (il en composa plus de cent), ses Concertos et ses Messes, Joseph Haydn a aussi laissé à la postérité des opéras, notamment composés pour le compte de la noble famille des Esterházy dont le compositeur était le Kapellmeister. Parmi cette quinzaine de compositions lyriques : Armida notamment popularisée par Cecilia Bartoli et Nikolaus Harnoncourt, Le Monde de la Lune récemment présenté à Metz en mode comédie d’espionnage, ou encore L'Isola disabitata (L’Île déserte) que l’Opéra de Clermont-Ferrand offre ici de redécouvrir dans une intimiste version pour piano et chant, une année après une mise en scène dijonnaise avec orchestre.
Cette œuvre (à rebours de biens d’autres livrets parfois plus tarabiscotés) est d’une simplicité déroutante : Costanza et sa sœur Silvia ont échoué sur une île où elles n’en finissent plus de se morfondre et de se lamenter, quand surgissent deux hommes synonymes pour l’une d’amour qui refait surface, et pour l’autre de sentiments nouveaux. Une histoire de retrouvailles annoncées qui offre quelques jolis airs (dont certains rappellent, fut-ce de loin, ce Mozart dont Haydn semble indissociable), mais qui vaut surtout par l’enchaînement de récitatifs accompagnés permettant de donner d’autant plus son corps théâtral au livret de Metastasio. Le tout donc au détriment de grands élans lyriques et d’instants vocaux de bravoure propres à faire se lever les foules, qui ne sont ici pas de rigueur.

De cette action finalement très théâtrale, les ficelles scéniques sont ici confiées à Pierre Thirion-Vallet (qui vient également de signer Le Monde de la lune messin), comme souvent en cette maison clermontoise dont il est aussi le directeur. Sa mise en espace donne dans l’épure la plus totale, l’espace étant précisément entièrement ouvert aux mouvements des personnages, et délesté de toute présence matérielle qui serait sans doute superficielle sur une île, dont la végétation et les rochers sont figurés par quatre chaises, et surtout par ce piano sur lequel Costanza vient écrire son testament devant une mer imaginaire vers laquelle les regards des artistes souvent se jettent avant de s’entremêler par la force des sentiments. Des sentiments ici bercés par le subtil jeu du passionné Philippe Cassard, qui prend pleinement à cœur son rôle d’accompagnateur, et même d’homme-orchestre au clavier. Le choix est fait de ne pas jouer l’ouverture dans sa réduction pour piano, jugée imparfaite, et ici remplacée par l’Allegro de la sonate n°62 en mi bémol majeur (de Haydn toujours), dont les vifs motifs rythmiques et mélodiques sont pour l’artiste bien plus en phase avec la suite de l’œuvre. Un choix hautement assumé, comme celui de retravailler les transcriptions d’accompagnement des airs, pour les faire sonner « à la Haydn », en tout cas le Haydn de Philippe Cassard, avec ces couleurs et ornementations virtuoses dont le pianiste déploie tous les ressorts. Bien plus qu’un accompagnateur, Philippe Cassard se fait protagoniste d’un jeu vif et chantant en perpétuelle harmonie sonore avec les voix.

Après s’être révélée sur cette même scène lors du Concours international de Chant de Clermont-Ferrand en 2019 et 2021, où elle avait d’ailleurs décroché son rôle pour cette production, Ania Wozniak incarne Costanza. L’artiste figure d’abord une femme éplorée, rongée par l’usure du temps et par la certitude d’avoir été trompé par son époux Gernando, dont les lamentations portées par un chaud mezzo permettent d’apprécier à sa juste valeur mélodique et dramatique l’un des grands airs du rôle, "Se non piange un infelice". Puis Gernando revient et l’amour avec, et la voix s’ouvre alors gaiement vers l’aigu avec constance dans la ligne de chant et l’assurance de l’émission. Cette Costanza est aussi fataliste de prime abord que sa sœur se fait candide et innocente. Des traits de cette jeune Silvia n’ayant connu que l’exil, Inès Berlet s’empare avec une énergie toute guillerette et une manière amusante de jouer la petite sœur qui se méfie des hommes parce que ceux-ci ne sont sans doute que des sauvages (mais bientôt l’arrivée d’Enrico viendra troubler ce prérequis). Une fraîcheur d’âme ici servie par un soprano épanoui et sonore, au timbre clair et à l’aigu incisif.

Florian Bisbrouck incarne Enrico avec son baryton charnu et son medium à l’assise solide. Sa voix est toujours plus ardente et creusée à mesure qu’elle s’approche des notes les plus graves. Le soin porté à la qualité de la ligne vocale est toujours perceptible lui aussi, avec une élasticité dans l’émission ouvrant la voie à une riche variété de nuances et à des crescendos vaillants. À ses côtés, quoique non moins valeureux dans l’ensemble, Marco Angioloni (Gernando) est un peu en retrait, avec un timbre vif mais souvent monochrome, et des aigus parfois balbutiants, scories que viennent compenser une diction bien ciselée et une incarnation généreuse de l’homme d’abord voué aux gémonies mais qui parvient finalement à reconquérir le cœur de sa belle.

Ainsi tout est bien qui finit bien dans un quatuor final aux contours sonores là aussi très mozartiens, mais c’est bien Haydn, et cinq artistes l’ayant servi, qui récoltent là de chauds applaudissements.