La Traviata à Clermont-Ferrand, à la vie à l’amour
Programmer La Traviata est l’assurance d’attirer les foules dans les salles lyriques, et le Clermont Auvergne Opéra le constate bien pour son premier grand spectacle lyrique de la nouvelle année. L’attente et la demande sont d’ailleurs telles que les deux représentations prévues sont programmées dans la grande salle de la Maison de la culture Jean-Cocteau, offrant le luxe d’une jauge deux fois supérieure à celle de l’Opera-Théâtre. Un écrin volumineux, aux balcons certes moins dorés et à l’acoustique sans doute moins généreuse, qui dispose toutefois d’un grand plateau scénique dont il est ici fait un habile et raffiné usage. La mise en scène de Pierre Thirion-Vallet donne en effet dans une économie de grands effets qui offre de se focaliser sur l’essentiel : le destin de Violetta, courtisane d’hier et fiancée d’aujourd’hui, dont l’amour pour Alfredo glisse de la passion vers le trépas en dessinant la courbe d’une irréversible souffrance.
Ce sombre destin se joue ici à l’heure contemporaine et dans un genre de huis clos, avec pour structure unique le décor de Frank Aracil fait de grands panneaux modulables qui, une fois dépliés au fond d'un intérieur épuré, laissent apparaître ce message prémonitoire qui était aussi le premier titre choisi par Verdi pour son opéra : « Amore e morte ». L’amour qui est ici couleurs, avec ces robes, d’abord mauve puis à fleurs, portées par Violetta à l’acte I et au début du II. L’amour qui se fait aussi lumière avec ces instants de fête et d’étreintes renforcés par le bel éclat des projections de Catherine Reverseau. Mais la mort aussi, et surtout, avec ces teintes sombres dominant une scène où les chaises Napoléon III posées là pour le bal sont énergiquement jetées au sol (par les convives joués par le chœur) lorsque Violetta voit la légèreté de ses mœurs condamnée par la vindicte populaire, en conclusion d’une fête dont le metteur en scène entend ici appuyer le coté « morbide » (car préalable à une déchéance annoncée). La mort aussi qu’inspire ce lit, à l’acte III, dont les barreaux semblent être ceux d’une prison d’où ne ressortira plus Violetta, dont l’ultime tenue, sorte de pyjama à rayures, évoque elle aussi un univers très carcéral. Cette cohérence vestimentaire est à mettre au crédit de Véronique Henriot, costumière au travail aussi soigné que les finitions des costumes et chemisiers qui habillent le chœur.
Avec son double incarné par une figurante, d’abord une projection (celle de sa mort prochaine) puis une réminiscence (celle de ses joies passées), le rôle de Violetta est ici joué, et même franchement habité par Erminie Blondel. Pourtant annoncée souffrante en ce soir de première représentation, celle qui est déjà une familière du rôle n’en laisse transparaître que quelques attaques d’abord hésitantes, et de rares suraigus venant à vaciller. Mais une fois la voix échauffée et comme soudainement affranchie de tout mal, enchantement et envoûtement s'allient dans cette incarnation d’une femme brisée par le poids des conventions et de la maladie.
Pleine d’affliction, la voix de la soprano s’épanouit dans ce terrain de jeu si fertile, entre coloratures assurées, pianissimo de velours et luminosité infaillible du timbre. Jusqu’au bout le rôle est aussi porté avec les ressorts dramatiques, avec ce visage éploré et ces traits fatigués (et peut-être le sont-ils vraiment au terme d’une telle performance) qui annoncent l’inéluctable.
Matthieu Justine campe un Alfredo tout aussi méritant. Avec son blazer, son jean clair et ses lunettes d’aviateur, et cette manière de s’énerver comme un enfant capricieux devant la figure paternelle, le ténor aborde le rôle dans une posture adolescente. Mais là aussi, peu à peu, l’amant se fait plus grave et tourmenté, déchiré par la rupture puis par les souffrances de Violetta. Cette montée en tension dramatique est restituée par la voix ample et joliment timbrée, dont la projection pleine de brillance est lustrée par des aigus assurés, avec un foyer sonore toujours plus nourri.
Après avoir joué Douphol à Reims pour la création de la production, Jiwon Song est cette fois-ci Germont. Le baryton sud-coréen, connu du public local pour avoir brillé au Concours international de chant de Clermont-Ferrand, est encore bien jeune pour endosser pleinement les traits physiques de l’imposant patriarche (malgré une barbe nouvelle). Il joue en revanche de l’autorité vocale attendue, avec une rondeur de timbre et une noblesse d’émission qui saisit tout particulièrement l'éloquent « Di Provenza il mar, il suol ».
Elle aussi rompue à un rôle qu’elle avait notamment chanté sur la scène d’Orange en 2016 aux côtés de Placido Domingo et Ermonela Jaho, Ahlima Mhamdi est une Flora engagée qui trouve à chacune de ses sonores interventions l’occasion de faire briller son mezzo aux teintes mordorées. Après avoir déjà pu endosser le rôle-titre ici à Clermont il y a une dizaine d’années, Noriko Urata use cette fois de son ample et expressif soprano pour camper une Annina tout en affliction et dévouement. Le baryton Florent Karrer est un fringuant Baron Douphol, au solide medium, quand Guilhem Souyri est lui un Marquis d’Aubigny à la projection vaillante. Joseph Kauzman et Jérémie Brocard endossent eux les rôles de Gastone et de Grenvil avec d’indéniables talents de comédiens et des capacités vocales loin d’être réduites à l’ombre de ce plateau pourtant si sombre.
Que ce soit pour décrire l’ivresse de la fête, la désapprobation ou la stupeur, les membres du Chœur d’Opéra Nomade et du Jeune Chœur d’Auvergne dégagent une pleine homogénéité sonore, faisant tout juste regretter ces mouvements trop mécaniques qui leur sont parfois dictés et qui rendent des attitudes comme robotisées, notamment lors de la fête initiale. Barthélémy Martin conduit l’Orchestre des Métamorphoses avec des gestes précis et dynamiques, qui lui permettent notamment de vite remédier aux quelques décalages pouvant se produire entre scène et fosse. Le souci de porter haut le puissant lyrisme de la partition est également remarqué, comme dans les préludes aux contours crépusculaires où les cordes savent se faire aussi mélodieuses que languissantes. De quoi concourir en somme à la force dramatique d’un spectacle salué par les chaleureux applaudissements venus d’un bout à l’autre de cette salle conquise.