Récital Marianne Crebassa Salle Gaveau : un triomphe mérité pour la nouvelle star
Dès son entrée et jusqu'à la dernière note exultante de son troisième bis, Marianne Crebassa envahit l'espace par sa présence et par sa voix. Elle envoûte le public de ses gestes expressifs, l'ample mouvement de son corps (même sur l'espace d'une avant-scène), son sourire enjôleur, son regard profond et pétillant. La mezzo-soprano semble d'ailleurs regarder chacun des spectateurs dans les yeux. Bien qu'il s'agisse d'un récital, on rêverait que les chanteurs jouent de la sorte dans les opéras mis en scène. Surtout, ce jeu et cette présence sont mis au service de choix musicaux. Selon les sentiments du texte et de la musique, les aigus peuvent aussi bien être touchants ou bien explosifs, éclatants. Les graves sont un souffle chaleureux et empruntent parfois même à la voix de poitrine des contraltos (elle marie alors son timbre à celui de l'orchestre, mais ce sont les très rares moments où elle ressort un peu moins). Déployant ses bras, elle ménage des crescendos qui semblent croître à l'infini en volume et en matière. Elle sait ensuite retenir l'émotion et le tempo, gardant l'auditeur suspendu à ses lèvres. Belles et justes, les vocalises font frémir la bouche de la cantatrice et le cœur des spectateurs.
Le répertoire est varié et maîtrisé jusque dans les détails. Crebassa donne un caractère très riche au personnage de Chérubin, ce tendre et juvénile candide dans les Noces de Figaro (Le nozze di Figaro) de Mozart, qui est tour à tour passionné, désespéré, enthousiaste, abattu : la palette de caractères semble infinie et toujours pertinente dans l'interprétation vocale qui s'accorde avec l'esprit de la partition de Mozart et du livret de Da Ponte. Son visage sait s'illuminer de nouveau, déployant un large sourire ou bien laissant paraître seulement ses incisives supérieures dans un air enfantin. Parfois, la chanteuse est même une chipie au sourcil levé. Devant la richesse de cette personnification, nul ne s'étonnera que les plus prestigieuses maisons d'Opéra s'arrachent ce Chérubin pour leurs productions.
Marianne Crebassa (© Luc Jennepin)
Changement d'opéra de Mozart et changement de caractère : par la maturité de son incarnation vocale, l'air Pupille amate de Cecilio dans Lucio Silla, douloureux et suppliant, contraste absolument avec l'innocence du chérubin. La chanteuse est audible, sonore par la beauté du timbre, même lorsqu'elle articule du bout des lèvres. L'élocution et le placement de la voix sont des modèles de clarté et d'éloquence. Le caractère est encore approfondi avec l'air Parto, parto de Sesto dans La Clémence de Titus (La clemenza di Tito, le troisième opéra de Mozart abordé ce soir-là). La Crebassa serre le poing avec un éclat de voix vengeur, fronce le sourcil, avant de déployer des vocalises virtuoses qui enflent dans l'acoustique. La chanteuse interprète cette "transe hallucinatoire" comme la définit le programme, accompagnée de Nicola Boud, clarinette de basset soliste, un étonnant instrument dont l'extrémité fait un coude à angle droit et prend la forme d'une grosse cuillère à miel (la musicienne a d'ailleurs commandé spécialement cet instrument à son facteur parisien afin de donner un concerto de Mozart au Théâtre des Champs-Élysées).
La seule pièce de ce concert qui ne soit pas signée Mozart est Orphée et Eurydice de Gluck. Dans l'air d'Orphée Amour, viens rendre à mon âme ta plus ardente flamme, Crebassa déploie un passage exceptionnel qui balaye toutes les notes de la gamme, montant du grave à l'aigu puis redescendant. Les deux longues cadences (parties improvisées d'après le canevas mélodique du compositeur), dans cet air et dans le dernier du programme (Il tenero momento extrait de Lucio Silla) sont chantées a capella, en apesanteur.
Dès la fin de chacun de ses airs, l'interprète est couverte d'un nuage de bravi. Dans ce magnifique et historique écrin de la Salle Gaveau, tout de dorures, de moulures et sous les auspices de l'imposant orgue, le public nombreux fait un triomphe à cette mezzo intronisée dans la cour des plus grands. Avec la générosité qui la définit, Marianne Crebassa offre trois bis. Avant de reprendre Amour, viens rendre à mon âme et Voi che sapete précédemment entendus dans cette soirée (mais qui s'en lasserait ?), elle interprète l'air d'Eros dans Psyché d'Ambroise Thomas. Puissante et langoureuse, sa prononciation est délicieuse, dégustée avec un souffle long et un aigu rayonnant.
L'ensemble Les Ambassadeurs, qui l'accompagne tout au long de cette consécration, joue sur des instruments d'époque. Ceux-ci exigent des soins particuliers : sensibles, ils se désaccordent bien plus rapidement que leurs équivalents modernes. Le public arrivé un peu avant le début du concert ou revenu avant la fin de l'entracte peut ainsi voir des interprètes revenir discrètement sur scène pour ajuster la tension d'une corde de contrebasse ou d'une peau de timbale. De fait, le traditionnel accordage de l'orchestre est démesurément long (et se réitère pendant le concert) : au lieu des quelques secondes habituelles, le premier violon passe plusieurs minutes dans les travées de l'orchestre pour donner le la. Mais la récompense est à la hauteur : la chaleur caractérise le son des cordes (jouées sans le confort de coussinets pour les violons ni sans pique pour les violoncellistes qui doivent tenir leur instrument par la seule force de leurs cuisses). Les bois sont délicieusement pincés, les timbales ont le son claquant et rebondissant donné par les mailloches tout en bois (et non pas recouvertes de peau), les cuivres grincent (mais jouent parfois parfaitement faux). Pour sa part, le chef d'orchestre Alexis Kossenko n'est certes pas un "instrument d'époque" mais un interprète romantique échevelé qui fend l'air de grands gestes et de caresses déployées. Il dirige sans baguette mais avec de grands coups de menton et parfois muni de sa flûte dans la main gauche, lorsqu'il en interprète la partie soliste dans le Concerto n°2 en ré majeur de Mozart et le Ballet des ombres heureuses extrait de l'Orphée et Eurydice de Gluck. Le jeu orchestral est typique des ensembles baroques expressifs : mêlant des coups secs et des gestes frénétiques à de grands élans corporels et sonores. Pour sa part, l'Ouverture orchestrale de Don Giovanni est imposante, terrestre, annonçant les enfers qui engloutiront le libertin. En outre, qu'il est agréable et logique de voir les instrumentistes admirer Marianne Crebassa, avec de grands sourires, qu'ils jouent ou bien qu'ils l'écoutent.
Philippe Maillard co-produit cette soirée avec Les Grandes Voix / Les Grands Solistes 2016-2017, une série de concerts exceptionnels pour lesquels vous pouvez réserver en cliquant sur : le Récital Roberto Alagna et Alexandra Kurzak le 9 janvier prochain, Simon Boccanegra le 12 mars au Théâtre des Champs-Élysées, Les pêcheurs de Perle le 12 mai encore au Théâtre des Champs-Élysées, ainsi que les récitals Joyce DiDonato le 24 mai et Pretty Yende le 28 juin toujours au TCE.