Il Tamerlano ou les beaux héros de Ravenne
Etrange objet que ce Tamerlano de Vivaldi : le compositeur n’a composé qu’un air et les récitatifs pour cet opéra. Il a repris pour le reste des airs composés par lui ou par d’autres (Riccardo Broschi, Nicolò Porpora, Johann Adolph Hasse et Geminiano Giacomelli) pour d’autres opéras afin de les appliquer sur un livret d’Agostino Piovene (mis en musique dès 1711 par Francesco Gasparini et qui servit de base à Nicola Francesco Haym pour écrire celui de l’opéra du même nom de Haendel, de fait très proche, le personnage d’Idaspe y étant simplement remplacé par celui de Leone). Les partitions de cinq airs n’ayant pas été retrouvées, le Directeur musical Ottavio Dantone a utilisé la même technique en appliquant les paroles de ces airs sur d'autres composés par Vivaldi, Giacomelli et Hasse. En résulte un opus enchaînant les airs de bravoure (tout l’objectif des pasticcios était justement de mettre en avant les qualités des chanteurs), au sein d’une intrigue dans laquelle il ne se passe finalement que peu de choses entre ces héros vaillants, tous attachés à leur honneur plus qu'à leur vie, se sentant sans cesse trahis, à tort ou à raison.

Là est toute la difficulté pour le metteur en scène, qui doit animer cette œuvre et ces airs à da capo (une première partie est suivie d’une seconde, puis reprise avec des ornementations). Stefano Monti décide pour cela d’avoir recours à la chorégraphie (Marisa Ragazzo et Omid Ighani guidant la DaCru Dance Company). Chaque danseur double un personnage par des mouvements saccadés et mécaniques, s’inspirant de musiques urbaines et d’une gestique de marionnettes, dont la poésie finit par émerger, notamment dans les chorégraphies d’ensemble de la fin de l’opus, sans empêcher quelques longueurs avant cela. La scène nue est habillée d’un écran sur lequel sont projetées de vidéos (Cristina Ducci) illustrant les ambiances et par un monolithe dont l’usage change malicieusement à chaque air (de cloison, il devient promontoire ou balançoire). Les costumes s’accordent à la noirceur ambiante et aux accents guerriers de l’opus, dans un style gothique permettant d’identifier facilement chaque personnage à son danseur. L’interprétation à donner aux teintes roses de leurs chevelures reste en revanche mystérieuse.

Le Théâtre Alighieri accueille la création de la production avant sa tournée dans les autres maisons de la région d’Émilie-Romagne, pour deux dates, avec deux Bajazet différents. Bruno Taddia assure la première. Remarqué à plusieurs reprises sur nos pages dans des rôles plus lyriques, il semble mal à l’aise dans ce répertoire, manquant notamment d’ampleur et de graves. Sa voix est cependant bien couverte, et dispose d’un timbre suave et mat. Surtout, son interprétation théâtrale apporte de la vie à une mise en scène globalement assez statique. Gianluca Margheri chante la seconde représentation (diffusée en direct sur la plateforme OperaStreaming, créée par la région d’Émilie-Romagne pour mettre en valeur les production de ses opéras, dont le replay est disponible en bas de cet article). S’il manque de souplesse dans les vocalises (ce qui génère de légers décalages avec l’orchestre) et de soutien dans l’aigu, il ravit le public de sa voix puissante, brillante et sombre, ainsi que par sa scansion rythmée. Son vibrato creusé participe à l’expressivité de son chant.

Filippo Mineccia incarne le rôle-titre, avec une tendance à jouer le méchant de manière trop appuyée. Il appuie son contre-ténor sur des graves ronds et bien projetés, parvenant à changer de registre avec habileté. Ses aigus sont fermes, fondus dans un brasier rouge. Son phrasé est vif et engagé, mais il perd parfois de vue l’intension de son personnage, tombant alors dans une certaine monotonie. Le contre-ténor Federico Fiorio prête sa voix fine de sopraniste au timbre doux à Andronico. Ses aigus manquent certes encore de volume, mais ils ont pour eux une grande délicatesse et une belle souplesse. Ses graves sont également sûrs.

Asteria prend les traits de Delphine Galou. La voix reste parfois trop discrète, mais son timbre est soyeux dans le médium, et plus anguleux dans le grave. Elle apporte de la rondeur dans la gymnastique des vocalises. Marie Lys se charge du rôle exigeant d’Irene de sa voix épaisse au phrasé théâtral et au timbre pur, légèrement duveteux. Elle expose toute l’agilité de sa voix dans des vocalises très maîtrisées. Enfin, Giuseppina Bridelli chante le rôle pas si secondaire musicalement d’Idaspe. Ses airs sont en effet très vocalisants : elle les assure avec légèreté et une apparente facilité. Sa première note, tenue avec intensité sur un fil, se déploie dans un crescendo sur lequel se creuse petit à petit un vibrato, avant de s’élancer dans un air haletant, montrant d’emblée la sensibilité de son interprétation, portée par un timbre profond.

Ottavio Dantone mène son Accademia Bizantina depuis son clavecin (il assure l’accompagnement des airs et la basse continue), marquant les départs du bout des doigts, d’un geste souple du poignet. Il varie les tempi et les nuances, obtenant globalement un accompagnement fin et allant.

Le public se montre chaleureux avec l’ensemble des artistes à la fin de chacune des deux représentations, battant des mains lorsque le cœur final est repris. Chacun peut désormais se faire son propre avis en profitant de la captation ci-dessous, proposée par la plateforme OperaStreaming (vidéo accessible, comme d'autres titres, gratuitement pendant 6 mois) :