Ivan le Terrible de Prokofiev, pas si terrifiant à la Philharmonie de Paris
La musique d’Ivan le Terrible se présente sous la forme d’une grande cantate pour orchestre, chœur, deux solistes et un récitant. Ce dernier opère le lien avec le film de Sergueï Eisenstein pour lequel Sergueï Prokofiev composa la musique, et permet à l’auditoire de suivre l’épopée de la montée au pouvoir d’Ivan, qui fut le premier souverain à se proclamer « Tsar de toutes les Russies ». Composée dans la même veine que la cantate Alexandre Nevski (première collaboration de Prokofiev avec le cinéaste), la version pour concert d’Ivan le Terrible n’est cependant pas du fait du compositeur qui fut empêché, d’une part, par la censure de Staline qui voyait dans l’œuvre cinématographique une critique de son régime, et, d’autre part, par la mort du cinéaste qui laissa l’œuvre inachevée (un troisième volet était prévu). Abraham Stassevitch, premier chef de la musique du film, exhuma la musique de Prokofiev après sa mort, ajouta le rôle de récitant et permis au public du monde entier de découvrir l’univers de cette œuvre peuplée de musiques liturgiques, populaires et guerrières ancrées dans les profondeurs russes.
Le comédien Sébastien Dutrieux, dont la voix est soutenue par une amplification, est un conteur investi. S’il transforme sa voix vers l’aigu pour incarner l’Innocent, il endosse le personnage du tsar sans emphase, faisant peu sentir la folie qui s’empare peu à peu du souverain décidé par tous les moyens à créer une grande Russie (« Sur les os des ennemis, sur les brasiers, la Russie s’unifie ! »).
La grandeur de ce projet n’a d’égale que la grandeur de l’effectif orchestral nécessaire à l'œuvre (plus de quatre-vingt musiciens). L’Orchestre national d’Île-de-France magnifie les pages brillantes et évocatrices de la cantate. Les cordes harmonisées sonnent rondement, les cuivres sont à la fête et au combat, les percussions en renfort impressionnent et les bois chantent et colorent en évoquant l’immensité des steppes. Pablo González s’appuie donc sur une phalange solide et investie, capable d’assumer les tempi allants qu’il insuffle afin de rendre la puissance de la musique de Prokofiev. La tension s’exprime dans les enchaînements rapides des différentes sections de l’Ouverture, n’évitant cependant pas une certaine instabilité, vite rattrapée dans les tutti flamboyants.
Le Chœur Stella Maris intervient dans un effectif sous-dimensionné par rapport à l’effectif orchestral (soixante choristes), posant d’entrée un problème d'équilibre des masses sonores. Au nombre s’ajoute le fait que les voix des chanteurs de l’ensemble (composé de chanteurs amateurs soutenus par quelques renforts professionnels), bien qu’étant précises et résonnantes, manquent de rondeur et de vibration (notamment les sopranos), la masse chorale ne pouvant rivaliser avec l’intensité émise par l’orchestre. Le chœur, préparé par Olivier Bardot, émerge cependant harmonieusement dans les moments extatiques (Ivan près du cercueil d’Anastasia). Pour les chœurs guerriers ou la chanson des canonniers, les voix projetées à leur maximum pour se faire entendre perdent parfois la synchronisation avec l’orchestre.
Dans un souci de continuité narrative, les solistes entrent sur scène pendant la musique. La mezzo-soprano Rachael Wilson délivre Le chant du castor (berceuse) avec la somptuosité de son lyrisme, sa voix charnue et vibrante étant accompagnée d’une certaine théâtralité. Elle a fréquemment recours à son registre de poitrine assumé qui, cependant, n’évite pas quelques appuis rendant une certaine âpreté du son.
L'intervention de la basse Ivo Stanchev pour la chanson de Fedor est brève mais remarquée. Il possède la voix idoine pour ce rôle, la puissance, la projection ainsi que l’aisance avec le russe, lui permettant de jouer avec les mots librement.
L'œuvre inachevée se termine, non pas avec la mort du tsar, mais sur les dernières paroles d’Ivan : « J’accomplirai de grandes choses ! » que vient commenter la reprise du chœur « Sur le charnier des ennemis, sur les brasiers, Ô cher père, reviens ! ».
La fin triomphale déclenche les applaudissements éclatants du public qui font revenir les artistes à maintes reprises.
On lattendait depuis 2020 Ivan le Terrible par lONdIF à la Philharmonie : pas besoin du film pour voir les images, la musique est là pour ça ! Et Sébastien Dutrieux très habité en récitant apporte une couleur complémentaire. pic.twitter.com/aH97Ou4GEP
— Freak McLyric (@FreakMcLyric) 10 janvier 2023