Fatma Saïd à Gstaad, un sommet de récital
Au royaume de la neige, c’est comme si tout glissait sur elle. Le trac ? La pression ? Il n’y a visiblement rien de tout cela pour Fatma Saïd en ce soir de récital dans l’église de Rougemont, alors que la soprano d’origine égyptienne ne figurait même pas au programme du Gstaad New Year Music Festival 48 heures plus tôt. Mais voilà, comme l’an dernier hélas, Nadine Sierra, souffrante, doit une nouvelle fois annuler sa venue au cœur des Alpes, laissant le champ libre à une jeune artiste qui se révèle être bien plus qu’un joker de luxe. À moins qu’il ne s’agisse plus simplement d’une limpide confirmation, à considérer la belle réputation précédant déjà l’intéressée, avec notamment un dernier album en date, Kaleidoscope (Warner Classics), où des airs d'opéra comme de jazz ou de variété sont abordés avec une égale aisance.
Ainsi, en lieu et place du programme largement belcantiste initialement concocté pour la soprano américaine (qui a aussi dû annuler ses dernières représentations madrilènes de La Somnambule), c’est un concert aux saveurs variées et néanmoins très espagnoles qui est finalement proposé au public venu nombreux, piqué par la curiosité de découvrir une artiste certes à l’aube de sa carrière mais au talent déjà si mûr. Et devant un public de connaisseurs jamais rassasié lorsqu’il s’agit de savourer des belles voix, c’est peu dire que l’interprète du soir dévore son programme avec un pantagruélique appétit. Il y a d’abord ces Siete canciones populares españolas de Manuel de Falla, dont Fatma Saïd s’empare avec une ardeur vocale qui réchauffe d’emblée la fraîche atmosphère du lieu. Il faut fermer les yeux et voici que l’hiver devient Ibère : tout dans le chant n’est que fièvre et chaleur, charme et passion, amour et séduction. La voix est d’une chaleur constante et d’une longiligne pureté, riche d’une amplitude qui permet toutes les inflexions et toutes les colorations, avec une diction espagnole fort appliquée pour lustrer le tout. Corps en avant et regard perçant, l’artiste se fait habile et éloquente conteuse, usant de teintes variées pour définir une palette d’émotions la plus large possible. Mais pour l’audience, c’est bien la fascination et le dépaysement qui l’emportent.

Quitte alors à passer à l’heure espagnole, voici que les réjouissances se poursuivent avec deux incontournables zarzuelas propres à maintenir un haut degré de température : la "Marinela", issue de la Canción del Olvido de José Serrano Simeon, puis "La Tarántula e un bicho mu malo" de La Tempranica de Gerónimo Giménez. Deux pièces portées par le timbre ardent, une ronde projection et ces expressions de visage et de mains qui disent un plaisir évident non seulement à chanter, mais aussi à donner le juste relief à ces notes qui ici se succèdent en un fol élan d’un lyrisme aux andalouses et orientales inflexions.
Vent d’Espagne et souffle de mélancolie
Ayant déjà acquis le public à sa cause, et dans les grandes largeurs, l’artiste montre ensuite qu’elle n’est pas en reste dans le répertoire français (avec Les Adieux de l’hôtesse arabe de Bizet sur un poème de Victor Hugo d'une largeur d’émission prenant assise sur un médium de velours et la mélancolie des Deux poèmes de Louis Aragon, notes de Poulenc dont Fatma Saïd, d’une voix sensiblement vibrée, restitue la poésie et la force narrative aussi pour Les Chemins de l’Amour).

Le festif festin se conclut avec Zaïde de Berlioz, puis Les Filles de Cadix de Delibes, avec en bouquet final un feu d’artifice vocal. S’accompagnant elle-même avec des castagnettes, la voix se fait ici sautillante et espiègle pour chanter l’Andalousie et pour dire l’inconstance de l’amour. Un amour (mais celui d’un père) dont il est aussi question dans ce charmant "O Mio Babbino Caro" qui vient en bis conclure ce concert composé de tant de choses : le charme d’une voix, ce plaisir évident à chanter dans ce lieu au cadre si intimiste, et surtout cette capacité à conserver un tel relief vocal au gré des changements de genre et de registres. Une chaude ovation vient couronner cette performance dans laquelle la pianiste Natalia Morozova prend aussi toute sa part, elle qui a dû s’approprier ce répertoire en un temps record aux côtés d’une chanteuse venue se hisser au niveau des sommets environnants.
