Marie Stuart, Reine d’Écosse et du “story-telling” à Genève
Dans sa lecture, Mariame Clément fait de Maria Stuarda un affrontement politique entre deux femmes de pouvoir et deux formes de communication. D’un côté il y a Elisabetta, jeune femme qui incarne l’autorité sans être encore cette figure intouchable de la “Reine Vierge” qu’elle deviendra par la suite (et qui apparaît brièvement sur scène). Elle porte une sorte d’armure, comme un héritage d’une politique médiévale, animant sans beaucoup de joie une cour à l’allure austère et rigoureuse. Elle doit aussi porter le poids de son histoire familiale (l’objet d’Anna Bolena), qui vient la hanter dès la première scène de l’opéra mais aussi lorsque Cecil lui conseille de supprimer Maria à l’acte II, prenant alors les traits d’Henri VIII parlant à sa fille.
De l’autre côté, Maria apparaît comme la reine de la communication : figure habillée de rose et présentée comme “féminine”, entourée par la nature à laquelle elle s’intègre, associée à la pureté de cet enfant qu’elle prend dans ses bras, la reine déchue transforme sa propre détresse politique en récit séduisant.
Ainsi donc, si Elisabetta signe l’arrêt de mort (davantage par frustration devant ce succès politique de sa rivale que par dépit amoureux), c’est Maria qui gagne la victoire de la mémoire : dictant ses dernières paroles à Anna, ayant un mot pour chacun, elle écrit elle-même sa propre légende devant les caméras qui filment son ultime prière, sublime créature habillée de blanc, réussissant à transformer l’arrivée maladroite de Roberto en moment touchant.
Une communication si habile est-elle un mensonge ? Dans la vision de Mariame Clément, c’est surtout l’arme politique de deux femmes très isolées dont la survie est en jeu. Car d’amitié ou d’amour, il n’est pas vraiment question dans cette vision : Talbot et Cecil sont comme deux faces d’une même pièce, conseillers médiatiques chaussés de lunettes, davantage soucieux de voir gagner leur parti dans l’opinion que du bonheur de leur reine. La scène où Maria confesse ses tourments (seul moment où elle ne joue plus) devient cruelle puisqu’elle se passe devant des courtisans et que Talbot semble uniquement soucieux que ceux-ci n’entendent pas les paroles compromettantes de leur souveraine.
Dans tout cela, Roberto manipulé par deux femmes plus habiles que lui, est tour à tour le jouet charnel d’Elisabetta puis le pion de Maria qui l’apprivoise avec quelques belles paroles avant de le remplacer par un enfant (plus photogénique) dans la scène finale.
Cette Maria metteuse en scène de sa propre histoire (ce qui n’exclut pas sa sincérité), cette vision noire, rendue parfaitement lisible par la scénographie et les costumes de Julia Hansen, donne à penser mais laisse une impression de sécheresse. La direction d’acteur semble elle aussi plus soucieuse d’établir la cohérence et la lisibilité du parti-pris dramaturgique que de développer les personnages ou d’imaginer des gestes par lesquels l’émotion puisse arriver.
Côté voix, c’est Elsa Dreisig qui ouvre le bal en Elisabetta. La voix est claire, le timbre a des éclats argentés mais garde de la chair, le chant est séduisant avec un registre grave qui sonne libre et des aigus sûrs (même si les grands aigus fortissimo attaqués par en dessous deviennent un peu larges). La chanteuse essaye des nuances bienvenues composant une reine presque fragile, l’instrument étant sonore mais de nature plus soyeuse qu’autoritaire. La différence de tessiture et de génération entre les deux chanteuses raconte alors une histoire : celle de la jalousie d’Elisabetta envers cette aînée plus expérimentée et habile qu’elle.
Sa rivale justement, c’est Stéphanie d’Oustrac. Si la présence est admirée de l’assistance, le soin des mots exemplaire, la musicalité sûre (qui lui permet d’oser des rubatos –souplesses rythmiques– pleinement dans le style), les limites se font entendre dès l’air d’entrée : malgré le charme que peut avoir ce timbre cuivré dans le médium, le son est souvent dur, les aigus deviennent métalliques, le souffle parfois récalcitrant. Il manque à ce chant une souplesse et un legato plus italien pour dessiner les phrases du bel canto. Le deuxième acte la trouve plus à son aise, la chanteuse retrouvant l’accès à son registre grave et livrant même une belle scène de confession, touchante et juste, avec un regard mémorable dans le miroir.
C’est à Edgardo Rocha qu’échoit la tâche d’incarner ce Roberto cabotin et un peu veule. Le ténor fait valoir un timbre séduisant et brillant, proche du nez sans être nasal, une technique qui ne force pas l’instrument, des aigus sûrs et un haut medium libre. Néanmoins la projection vocale manque d’impact et de tranchant pour l’acoustique plutôt flatteuse de ce Grand Théâtre. La suite des représentations permettra sans doute au ténor de mieux trouver ses marques.
Devenus presque des jumeaux, Cecil et Talbot ont des qualités comparables. Le premier, incarné par Simone del Savio, fait entendre une voix de baryton, sombre et dense, d’abord un peu couverte mais qui s’ouvre au fil de la représentation, dessinant un personnage habile et retors. De son côté Nicola Ulivieri possède un timbre noble qui s’appuie sur des graves suffisamment sonores et une technique solide, incarnant un Talbot très crédible en chargé de communication qui réussit à faire de Maria la légende qu’elle doit être.
Enfin, dans ses quelques interventions en Anna, Ena Pongrac fait entendre une voix chaleureuse et claire de mezzo-soprano, dessinant elle aussi un personnage plus habile que touché par le destin de sa maîtresse.
Andrea Sanguineti dirige ce répertoire avec la souplesse et l’intensité dramatique qu’il réclame, s’adaptant à ses chanteurs malgré quelques petits décalages en début de soirée. Il tire de riches couleurs de l’Orchestre de la Suisse Romande (où résonne un piano forte) ainsi que du Chœur du Grand Théâtre, en bonne forme quoiqu’un peu prudent ce soir.
Le public applaudit chaleureusement une production intelligente et des chanteurs investis.