"Out of context" : Candide à Lyon
Candide de Bernstein, l’un des derniers opus comiques entrés au répertoire lyrique (bien qu’il ait été composé en 1956), est souvent donné en version concert. De fait, deux difficultés se posent aux metteurs en scène : les innombrables changements de décors nécessités par le voyage initiatique de l’antihéros et le traitement des textes du narrateur, petits bijoux comiques qui contextualisent chaque scène. Dans sa production pour l’Opéra de Lyon, Daniel Fish esquive ces deux défis en plaçant tout le spectacle dans une cage de scène nue et en supprimant purement et simplement les textes narratifs.
Cette absence de décor aura pourtant nécessité le travail d’un binôme, Andrew Lieberman et Perrine Villemur, pour créer les quatre éléments qui habitent la scène au fil du spectacle : des chaises en nombre pour accueillir tous les solistes, artistes du chœur et danseurs (générant une grande staticité dans les scènes où tous sont assis), un immense ballon gonflable transparent (représentant le globe terrestre ?), une trappe dans le sol d’où jaillit un geyser de mousse et une structure se mouvant sur la scène tel l’effaceur d’une ardoise magique (rappelant que dans le livret, les personnages meurent et revivent à plusieurs reprises). Ces éléments scéniques restent toutefois peu mis à contribution et leur symbolique demeure très énigmatique.
Les didascalies du livret, traditionnellement récitées par Pangloss et Maximilian, sont ici remplacées par des phrases lapidaires, soit mystérieuses (« Que la mer doive devenir une tueuse est un fait ») soit posant au contraire littéralement les enjeux de ce conte philosophique (« Les optimistes ont-ils déjà eu raison un jour ? »). Plus rarement, elles visent à faire réfléchir sur l’état de notre monde contemporain (« Nous voilà à observer le monde s’écrouler, mais au fond de nous, nous n’y croyons pas »). Quoi qu'il en soit, il reste difficile de les rapprocher des scènes qui suivent et elles marquent donc peu les esprits. Les inconvénients de ce parti-pris sont cependant colossaux : le conte est totalement effacé et les numéros musicaux s’enchainant sans transition, et donc sans contextualisation, et donc sans sens. L’œuvre est ainsi purgée de sa profondeur philosophique, de son humour décapant et de son ironie grinçante. Enfin, l’espace nu de la scène n’est du coup habillé d’aucun théâtre, les solistes semblant abandonnés sans direction d’acteurs (y compris pour faire ressortir le sens de leurs airs), même les numéros les plus drôles perdant dès lors de leur saveur. Les seuls rires du public accompagnent d’ailleurs la bien nommée chanson du rire de Martin, et (mais pour de mauvaises raisons) les chorégraphies (signées Annie B Parson) dans lesquels les danseurs remuent les fesses comme le ferait un chien venu renifler un passant.
Voltaire étant passé à la trappe, Bernstein n’en triomphe pas moins. Wayne Marshall, acclamé avant même la première note, conduit en effet l’Orchestre de l’Opéra de Lyon avec précision. Il lance en fanfare la réjouissante ouverture sur un tempo allant et festif, qui n’empêche pas les musiciens de maintenir une grande précision dans leurs traits. Tout du long, il maintient un grand soin des nuances, livrant une musique tantôt pétillante et tantôt langoureuse, dans laquelle toutes les strates harmoniques sont bien mises en valeur. Le Chœur maison, qui participe à la chorégraphie permanente, se montre efficace et bien en place.
La distribution vocale est globalement homogène (et souffre de l’absence de décors pour renvoyer le son). Paul Appleby interprète Candide d’un ténor clair aux phrasés élégiaques, aux doux aigus, bien servis par un souffle (vraiment très) très long. Sharleen Joynt, en Cunegonde, décante la soirée (le public n’accordant aucun applaudissement jusqu’à son air puis se montrant moins timide par la suite) de sa voix chaude et ronde, émise du haut de l’instrument (ce qui provoque une légère déficience sonore). Le phrasé est fin et elle parvient à faire l’étalage de son aisance gymnique dans les vocalises.
Derek Welton chante le rôle de Pangloss (dont le sarcasme de l’air reste hélas imperceptible dans cette version) d’une voix profonde aux résonnances d’ébène. Tichina Vaughn apparaît en boubou sur l’air « I am easily assimilated » de la Vieille Dame. Sa voix large dispose de graves voluptueux, de médiums pulpeux et d'aigus moins maîtrisés, parfois proches de la stridence. Dans son duo avec Cunegonde, les voix se complètent joliment, mais les vocalises raides et hachées souffrent de la comparaison avec celles de sa partenaire. Peter Hoare (le Gouverneur, Vanderdendur, Ragotski) apporte son dynamisme, son chant de conteur et sa voix franche au bel aigu, bien soutenu par un vibrato léger et un souffle maîtrisé. Sean Michael Plumb (Maximilien) profite de ses courtes interventions pour exposer une voix brillante émise avec facilité, dans une rythmique précise.
Pawel Trojak (Martin, le Capitaine et autres plus petits personnages) se montre très à l’aise scéniquement. Lorsqu’elle n’est pas acidifiée par un placement dans le masque pour jouer l’ironie de son personnage, la voix puissante est corsée d’un grain disposant d’un vrai caractère. Thandiswa Mpongwana voit son rôle de Paquette très peu mis en avant. Elle s’en acquitte d’une voix ferme et fruitée. Ne disposant que de quelques mots (voire d’onomatopées), Robert Lewis (Charles Edward et autres petits rôles) présente un timbre méditerranéen et Pete Thanapat (Tsar Ivan et Croupier) un grain mat, tandis que Tigran Guiragosyan se fait guttural en Sultan Ahmet.
Le public se montre enthousiaste vis-à-vis de l’équipe musicale lors des saluts. L’équipe de mise en scène est d’abord applaudie avec bienveillance avant qu’une huée d’abord isolée ne libère un plus vaste élan d’expression de mécontentement. Qu’il ait apprécié ou non ce spectacle, le spectateur ayant découvert l’œuvre par cette production gagnera à la revoir dans un autre contexte : il y décèlera l’un des ouvrages les plus drôlatiques du répertoire.