Sabine Devieilhe, Lakmé authentique au Théâtre des Champs-Élysées
Ce soir, tout le monde n’est pas devant le match de football, à en croire le public nombreux venu écouter Lakmé de Léo Delibes. La version concert sans les dialogues parlés resserre l’attention sur les interprètes qui, même s’ils évoluent derrière des pupitres, s’emparent de leur rôle avec assurance, leur diction précise rendant les surtitrages superflus.
Sabine Devieilhe, après son succès à l’Opéra Comique, continue d’apposer son empreinte au rôle de Lakmé, lui donnant une épaisseur dramatique bouleversant visiblement l'auditoire. Elle possède la voix idoine pour le personnage, son phrasé délicat et ses sons filés pianissimo en montrent la fragilité juvénile, la passion s’accompagnant d’un legato soutenu par un souffle long et d’un ancrage plus puissant. A l’instar d’autres tragédiennes (Didon, Madame Butterfly), Lakmé préfère se donner la mort plutôt que d’avoir à renoncer à son amour et la soprano chante ses dernières phrases (« Tu m’as donné le plus doux rêve ») dans un murmure à faire pleurer. C’est en effet vers le tragique que la soprano oriente son interprétation, et qu'elle contextualise même le fameux air des clochettes avec sa pyrotechnie vocale. Contrainte par son père et ce, jusqu’à épuisement, Lakmé chante et Sabine Devieilhe égraine les vocalises, les notes piquées, les suraigus (contre-mi), les trilles d’une agilité époustouflante tout en gardant une posture résignée, les yeux baissés, le visage grave, faisant émerger le déchirement qui l’habite entre obéir à son père ou protéger l’homme dont elle est tombée amoureuse.
Lakmé évoque également le fameux duo des fleurs qu’elle chante avec la mezzo-soprano Fleur Barron qui interprète le rôle succinct de Mallika. Sa voix paraissant dans un premier temps éloignée de celle de Lakmé (vibrato important, articulation pâteuse due à une place vocale davantage postérieure), elle offre cependant un coussin sonore, un son moussu sur lequel vient se poser le soprano colorature de Sabine Devieilhe.
L’homme par qui le drame arrive est Gerald, interprété par le ténor Cyrille Dubois qui déploie une grande énergie expressive à chacune de ses interventions. Si sa voix épouse finement et précisément toutes les subtilités des phrasés, et qu’il émeut dans ses nuances suaves délicieuses, l’intensité du chant s’accompagne cependant d’un resserrement du vibrato et d’aigus atteints le corps arc-bouté, dans une amplitude réduite tant la voix est canalisée près de la nasalité.
Lionel Lhote campe le brahmane Nilakantha de sa voix puissante de baryton, asseyant son autorité incontestable. Personnage en révolte contre l’occupation anglaise, celui-ci apparait tel un combattant enragé, voire fanatique, comme en témoigne l’intensité sans relâche de ses interventions qui sollicitent une projection assumée. Un court instant, sa tendresse paternelle point (« Je veux retrouver ton sourire »), sa voix se veloutant de sonorités mixtes. Cependant l’instant d’après sa rage culmine accompagnée d’un battement vibratoire ample, n’hésitant pas à se servir de sa fille comme appât.
Du côté anglais, le baryton Pierre Doyen incarne Frederick qui, d’une voix riche et sonore, parvient à convaincre Gerald de délaisser Lakmé pour rejoindre son régiment. Il fait aussi sourire lorsqu’il reçoit les œillades de Rose et entonne en toute gaité le duo « Ce sont des femmes idéales » aux côtés d’Ellen, la soprano Erminie Blondel. Cette dernière, arborant un sourire conquérant, fait entendre la rondeur de son timbre vibrant. Son amie Rose, la soprano Charlotte Bonnet, favorise davantage le brillant de sa voix, ce qui rend son personnage quelque peu espiègle. Au duo des dames se joint la mezzo-soprano Svetlana Lifar (Mistress Benson) dans une interprétation équilibrée entre opéra et comédie.
Le ténor Matthieu Justine prête sa voix réconfortante de plénitude au personnage de Hadji alors que trois choristes sortent du rang afin d’interpréter des marchands.
Le Chœur de l'Opéra de Monte-Carlo, préparé par Stefano Visconti, offre la plénitude des tutti, les pupitres séparés pouvant toutefois et parfois manquer d’homogénéité.
Laurent Campellone, très attentif aux interprètes avec lesquels il chante les airs (intérieurement), dirige l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo précisément, ciselant les phrasés tout en préservant une certaine souplesse émanant de ses gestes tournoyants.
Le public, touché, applaudit les artistes et offre une ovation spéciale pour Sabine Devieilhe qui la reçoit humblement, ayant à cœur de saluer avec le reste de l’équipe. À la sortie du Théâtre, les cris et les klaxons célébrant la victoire de la France en demi-finale de la coupe du monde cueillent l’auditoire encore plein des notes de Delibes.