La Petite boutique des horreurs qui n’a rien à envier à la grande à l'Opéra Comique
Étrange histoire que celle de cette Petite boutique des horreurs. Film de Roger Corman sorti en 1960, le scénario sera adapté en comédie musicale en 1982 en Off Broadway par Alan Menken -légende des écuries Disney durant l’âge d’or des comédies musicales animées, ayant composé les bandes son d’Aladdin, La Petite Sirène, Hercule, Pocahontas, La Belle et la Bête, Hercule, Newsies… excusez du peu- et connaîtra un succès monstrueux, restant à l’affiche pendant cinq ans avant d’être adaptée au cinéma dans la foulée en 1986. S’ensuivront une première production parisienne la même année, puis une reprise à Broadway en 2009 et encore une autre en 2019.
Étrange objet musical également. « Parmi tous les compositeurs que j’étudiais, parmi Stockhausen [qu’il a récemment dirigé à la Philharmonie, ndlr] Boulez, Debussy, Ravel, il y avait aussi une grande place qui était donnée dans mon étude aux compositeurs de musique de film et de comédie musicale. Je pensais comme de plus en plus de gens que les compositeurs de ce type de répertoire sont parfois aussi importants et aussi inspirants que les compositeurs d’un répertoire plus traditionnel et plus classique » déclarait Maxime Pascal. Le ton est donné, et une attention toute particulière est apportée à ce singulier objet musical. Pour la partition tout d’abord, puisque cette dernière mêlant pêle-mêle jazz, pop, doo-wap, gospel et Rythmn & blues bénéficie d’une nouvelle orchestration d’Arthur Lavandier avec un orchestre mi-symphonique, mi-big band. Pour le plateau vocal ensuite, puisque ce dernier est mixte : la moitié du casting issu du lyrique avec une expérience en opérette, l’autre issue de la comédie musicale et des répertoires populaires contemporains.
Étrange choix en période de fêtes finalement, compte tenu de l’histoire qui y suit en effet Seymour, jeune employé de Mr. Mushnik, fleuriste miteux, secrètement amoureux de sa collègue Audrey, battue par son petit ami, dentiste sadique. Toutefois, tout change quand Seymour fait l’acquisition d’un étrange végétal, préférant l’hémoglobine à l’engrais et qui finira par grossir de plus en plus pour dévorer l’intégralité des dits personnages. Loin de l’esprit de Noël, en somme.

La mise en scène, d’Hecq et Lesort (habitués des lieux) fait la part belle aux point forts du tandem. Humour très efficace, souvent décalé, avec le Somewhere that’s green d’Audrey entourée de danseurs en mixeur et machine à laver pendant qu’elle confesse ses aspirations de devenir ménagère de moins de 50 ans, mais aussi parfois très noir notamment dans les dialogues entre Audrey et son compagnon sadique, ou quand cette dernière déclame ses tirades coupée en deux, les tripes à l’air, après avoir été dévorée par la plante. Et surtout, utilisation virtuose des marionnettes, tant pour la plante, maniée d’une main de maitre par Sami Adjali, que pour d’autres accessoires qui amènent un ressort comique supplémentaire ainsi qu’une foule de détails toujours bienvenus. Le décor unique suffit à la totalité de l’intrigue, notamment grâce au travail discret mais efficace de Pascal Laajili aux lumières et à l’utilisation intelligente des néons.
Vocalement, le Seymour gauche, fayot et maniéré de Marc Mauillon est remarqué. L’articulation est impeccable, tout comme sa présence scénique, et sa tessiture large lui permet de mettre en valeur ses harmoniques aigus tout en conservant un timbre chaud dans les graves et une grande clarté dans les voyelles. Surtout, il impressionne par sa maitrise de la sonorisation et manie le microphone véritablement comme un outil, avec l’aide de Florent Derex, lui permettant d’alterner à sa guise entre différents niveaux de projection et de puissance sans que l’audition n’en pâtisse. Il fait également preuve d’une bonne longueur de souffle dans les passages chantés et dansés en alternance.

Judith Fa, donne à son Audrey une couleur gauche, potiche mais plus sûre d’elle que le matériau original. Restant dans un registre plus lyrique, elle démontre une grande puissance tant dans les graves que les aigus qui rendrait presque la sonorisation accessoire. Elle n’hésite pas à quelques occasions, à donner dans la caricature vocale de la cantatrice en adéquation avec la mise en scène. L’articulation est presque toujours très bonne, mais un vibrato à deux ou trois occasions outrancier la rend alors difficilement compréhensible et dénote avec le reste du plateau. Nonobstant, les quelques airs la mettant en valeur, et plus particulièrement le Suddenly, Seymour, sont accomplis.

En Mr. Mushnik, pingre et mesquin boutiquier alternant entre le Mr. Verdebois et le Thénardier, Lionel Peintre pâtit d’une traduction le forçant à avaler ses mots et l’empêche par moment de clairement projeter faute de voyelles longues. Si le rythme n’est pas toujours impeccable, ces défauts s’éclipsent tous dès qu’il a l’occasion d’installer davantage de longueur et il exprime alors un timbre très rond, à la chair très appréciable. Le reste du temps, l’engagement théâtral est de haut vol, jusque dans la posture, avec une utilisation du falsetto remarquée dans les tirades les plus hypocrites.

Damien Bigourdan n’interprète pas moins de six personnages dans la soirée, et s’offre même le luxe d’en interpréter trois durant la même ballade, changements de costumes et de styles vocaux inclus. C’est toutefois en Orin Scrivello qu’il officie le plus et est le plus hilarant. Transformant le dentiste sadique en enfant illégitime de Didier l’embrouille et Patrick Bateman, à la banane démesurée et à la moto miniature, il s’en donne à cœur joie. La justesse dans les aigus est parfois sacrifiée au comique et la technique volontairement forcée, mais l’alternance de techniques d’interprétation vocale ne cherche jamais une puissance excessive.

À l’inverse, prêtant sa voix rocailleuse à la Plante, Daniel Njo Lobé fait le choix d’une interprétation beaucoup plus sombre et musicalement proche du blues (avec pour cela peu de projection et une utilisation très intensive des graves, parfois à la frontière de la friture vocale). Ce choix sous-entend une amplification nettement plus importante que pour les autres ce qui tend à donner un effet dépareillé dans ses premiers échanges avec Seymour. Toutefois, l’intrigue avançant et le végétal grossissant, il donne de plus en plus dans l’extravagance, et finit par avoir des allures de Tim Curry, une octave en dessous et bien plus ténébreux.
Finalement, dans le rôle des trois grâces, trio tantôt prophétique, tantôt chœur et faisant par moment partie de l’intrigue. Laura Nanou, Sofia Mountassir et Anissa Brahmi déploient des trésors d’engagement scénique, tant dramatique que chorégraphique, et sont toujours impeccablement synchronisées. Dans le peu d’occasions où il est donné au public de les apprécier individuellement chacune s’illustre à sa manière. Laura Nanou fait ainsi état d’une précision chirurgicale, d’une articulation impeccable et de long phrasé qui donne à sa tessiture dramatique des allures d’Aretha Franklin. Celle, plus légère, d’Anissa Brahmi, bénéficie de sa technique agile et de la chaleur de son timbre et procure un rendu à la fois rond et doux. Sofia Mountassir, donne d’abord l’impression d’être un modèle de chanteuse de comédie musicale, d’intensité et de puissance constante, avant de progressivement élargir ses rendus et de s’apparenter à une chanteuse de R’n’B sur certaines de ses vocalises.

Dans la fosse, Maxime Pascal et Le Balcon se plient volontiers aux exigences de ce nouveau répertoire. L’amplification inhabituelle dans une salle n’ayant pas été conçue pour n'est pas parfaitement nette et certaines attaques de cuivres pourraient gagner en intensité et en précision au vu du répertoire, mais cela relève de presque de l’anecdotique. Visiblement contente d’être là et faute d’outro, la petite boutique ayant été écrite sans tyrannie du divertissement à tout prix, la phalange improvise sur le thème d’Oh when the saints go marchin’ in pendant que la salle se vide partiellement, beaucoup restant ravis de ce petit cadeau de départ.

In fine, le public, qui ne boude pas son plaisir, offre des applaudissements nourris à chacun de l’ensemble des protagonistes de cette nouvelle production qui, si elle pouvait confiner à l’expérimental, n’en est pas moins drôle et accessible.