L’Opéra de Quat’sous en métaphores centrales et profondes à Vienne
À l’initiative de la Directrice des lieux, Lotte de Beer, la Volksoper de Vienne lance cette saison le programme « Manifesto ». Ce forum artistique collaboratif invite les artistes à réfléchir sur l’essence des œuvres choisies, les tendances actuelles du spectacle, leur application et leur influence sur la société. La nouvelle mise en scène signée Maurice Lenhard de L’Opéra de Quat’sous, collaboration fructueuse de Bertolt Brecht et Kurt Weill, participe de ce projet et reflète bien ses valeurs. Les décors de Malina Raßfeld transforment le portait originel des bas-fonds en un univers emplit de métaphores colorées. Un plateau central surgit littéralement du sol : il monte et montre ainsi les entrailles cachées de la société, tournant pour révéler deux chambres différentes que sont la salle de détente des prostituées et de l'autre côté une chambre de prison.
Par contraste, les costumes de Christina Geiger sont drôles et carnavalesques, alliant oubli à ébloui. D'autant que le spectaculaire éclairage d’Alex Brok emploie beaucoup de spots lumineux comme dans les spectacles de cabaret. Le jeu des artistes reflète aussi cet esprit de liberté (apparente).
Comédienne viennoise et spécialiste de Weill, Sona MacDonald incarne Macheath en travesti. La figure androgyne s’impose avec maîtrise et sens de l’humour, par moments effrontée. Dans la parole comme dans le chant, la voix est sûre, régulière et fière, facilement compréhensible de bout en bout.
Carsten Süss incarne son rival Jonathan Peachum en poussant la figure jusqu'à l’ironie, mais sans nullement tomber dans la caricature. La clarté et l’expressivité de la diction parlée passe d'une manière fluide avec son chant convaincu, dans lequel se manifeste la résonance chaleureuse du timbre (reconnaissable dans des rôles plus romantiques comme le comte Tassilo dans Comtesse Mariza).
Auprès de lui, Ursula Pfitzner campe une Mme Peachum criarde et impérieuse, dont chaque blague est une piqure d’ironie. La chanteuse se mêle avec l’humoriste au moyen d’un timbre velouté, dense et fier dans le chant, parfois même presque lyrique dans les percées.
Johanna Arrouas, incarnant sa fille Polly, s’amuse bien avec la caricature du personnage sans trop souligner la naïveté et l’enfantillage. La voix, gracieuse et pétillante, est bien adaptée pour le rôle qui nécessite une combinaison entre les caprices et la coquetterie.
Sa rivale amoureuse, Lucy, est interprétée avec vivacité par Julia Koci. Sa voix grave et son timbre velouté charment dans la parole et le chant, qu’elle maîtrise avec aisance. Son moment clé est la petite aria au début du troisième acte, ici présentée dans la version orchestrée de Keren Kagarlitsky.
Marco Di Sapia (l’inspecteur Brown) tourne la rigidité du personnage en caricature, mais agréablement. La parole et le chant mettent en valeur l’aspect sec et syncopé, tout à fait adapté pour son approche du rôle.
Aussi malin est le comédien et chanteur Oliver Liebl qui incarne la prostituée Jenny en travesti. Son apparence coquette est déceptive, comme le montre l’intonation stratégique dans la parole et le chant qui saisit son caractère intrigant.
Nicolaus Hagg (le constable Smith) contribue pendant les scènes de prison à focaliser les confrontations de Brown et Macheath. Dans la parole et le chant, il ironise bien la figure policière, dont la décision est toujours soumise à des dynamiques dissimulées.
Clemens Gruber (chanteur de la moralité), membre du Chœur des enfants de la maison, introduit chaque acte par son timbre régulier et transparent, presque angélique. Cela fournit un contraste dramatique avec la nature du drame.
Les autres personnages de passage, membres du gang de Macheath habillés en mendiants avec matelas attachés à leurs corps, ou prostituées poussent les clichés vestimentaires dans une stratégie efficace de dépassement exagérée et amusante.
La direction musicale de Carlo Goldstein, réunissant l’aisance et la finesse, manifeste une bonne compréhension de l’essence du drame. La richesse des textures est privilégiée dans des élans dramatiques qui, toujours aux bons moments, se dissolvent ou s’arrêtent sans jamais perdre de leur entrain. De manière générale, le flot dramatique du tissu musical est assuré avec naturel. La nouveauté de la représentation et le charme de l’accompagnement musical reçoivent l’accueil enthousiaste du public.