Mystères espagnols avec Don Carlo au Met
La production de David McVicar joue sur les codes et les enjeux (politiques et sentimentaux) de cette œuvre en proposant une ambiance profondément sombre, où le Siècle d’Or n’est plus qu’un siècle de terreur, avec même quelques références à l’Espagne franquiste (sa tombe, Valle de los Caídos semble transparaître derrière les murs de ce décor monumental). Aux dimensions du décor répond la présence nombreuse d’acteurs, choristes et danseurs mais aussi de condamnés à mort, danse de bouffon, squelette... entraînant quelques maladresses, et petites erreurs d'orientation sur le plateau. La présence vocale du chœur n'en affirme pas moins des basses mélodieuses et assez efficaces dans leur diction, auxquelles répondent les ténors avec des résonances musicales. Les voix de femmes sont un peu plus inégales, les sopranos proposant de jolis éclats voire une présence enthousiaste et dynamique, tandis que les altos se fondent dans le plateau et les autres voix du chœur.
Le rôle-titre de Don Carlo reste pourtant ici relativement discret dans l’interprétation de Russell Thomas, paradoxalement du fait de son intensité vocale : celle-ci a tendance à se concentrer voire à se réduire sur son vibrato serré. Les résonances et la puissance ne sont pas compensées par ses aigus précis, et la voix se met en fait au plein service de l'alliage des timbres et de l'harmonie dans le duo essentiel avec Rodrigo.

Celui-ci est ici interprété par Peter Mattei, qui affirme son identité vocale avec le velouté d'une chaleur onctueuse. Le baryton profite aussi de la musicalité de la partition pour poser avec puissance des tenues affirmées, traduisant la tendresse endolorie du personnage. Enfin, la musique lui permet de montrer sa souplesse et précision technique dans le même temps (en déployant ambitus et phrasés).

Yulia Matochkina s'affirme en princesse Eboli de son timbre chaud mais clair de mezzo-soprano. La profondeur de ses prises d'air soutient celle de ses interventions, mais sert aussi de matériau à d'habiles vocalises graves. Les aigus sont un peu moins épanouis, mais les attaques restent dynamiques comme le personnage a son caractère.
La soprano Angela Meade propose une Elisabetta classique, retrouvant bientôt la noblesse du personnage après avoir rattrapé la justesse des cimes. Ces (sur)aigus se font alors cristallins, tandis que le reste de la voix vibre en douceur (les terminaisons de phrases ne sont toutefois toujours pas en place, et la diction de l'italien est parfois surprenante).

Les autres personnages peuplent la scène en tenant leur place musicale importante, à commencer par Charles V dont les présences/apparitions en moine encadrent l'histoire. Alexandros Stavrakakis l'interprète dans un costume trop extravagant pour inspirer la peur (sa barbe semble même menacer de le gêner) mais sa basse rentre complètement dans son rôle en jouant sur les résonnances graves et la finesse de vibrato (tout en intériorité, rappelant presque la technique des chants grégoriens). Dans un genre de voix similaire, le grand inquisiteur de John Relyea qui chantait Sparafucile de Rigoletto le matin-même, est là encore affublé d'un costume digne d’un film historique. Le baryton-basse joue sur des intonations caverneuses pour coller au personnage, presque jusqu’à faire grésiller sa voix. Günther Groissböck interprète Filippo II avec des résonnances amples et des tenues efficaces, manquant parfois de puissance mais jamais de dynamisme. Le héraut n'offre au ténor Joshua Blue qu’une intervention assez rapide, mais pourtant remarquée par l'efficacité de son placement et de son dynamisme. Le comte de Lerma, interprété par Alok Kumar, est plus que discret dans sa voix de ténor vibrée. Les députés flamands s’engagent volontiers physiquement, en un ensemble vocal onctueux et portant attention à la musicalité, mais dont la diction manque de netteté et de puissance.

Erika Baikoff interprète Tebaldo dans un sympathique esprit troubadour mais la soprano manque aussi de puissance et perd ici en qualité de son avec quelques interventions au son soufflé. La comtesse d’Aremberg, interprétée par Anne Dyas, double les voix du chœur. Assurée hors-scène par Toni Marie Palmertree, la voix du ciel passe ici difficilement si ce n’est via une saturation en poussant le volume.
Carlo Rizzi dirige l’opéra avec un certain mysticisme mais expressif, n’hésitant justement pas aller dans une certaine saturation sonore qui correspond à l’intensité du discours politique et religieux présenté. Les différents pupitres de l’orchestre se saisissent tour à tour de leurs moments solistes (notamment les bois ou les cordes), mais tout l’orchestre est impliqué ici pour faire face à la mise en scène vertigineuse. Le public ressort comme essoufflé de cet opéra en forme de catabase, et, comme envouté, applaudit longuement.
