Retour vers La Bohème au Capitole de Toulouse
De nos jours, dans un coin de ruelle de marché aux puces parisien, une chanteuse de rue, de type « Mistinguett » (qui sera Musetta ensuite) pousse la chanson au son de l’accordéon de Michel Glasko. Une jeune femme au teint blafard (Mimi) s’arrête chez un vendeur de disques anciens, qui pose La Bohème sur son gramophone. L'opéra commence alors, plongeant l'orchestre dans la partition de Puccini et transportant le public dans le Paris des années 1920 (période pas si éloignée des Scènes de la vie de Bohème et encore objet de nostalgie). Ce coin de rue avec boutiques et meubles devient le logement de Rodolfo et de ses compagnons. La mise en scène d'André Barbe et Renaud Doucet épouse ensuite les méandres de l’action, alternant les scènes burlesques et populaires menées avec un abattage réjouissant, faisant évoluer les chœurs et les protagonistes avec aisance sur un espace somme toute réduit. Les scènes estudiantines échevelées cèdent la (même) place au drame, de l’intimité amoureuse jusqu’à la séparation, et in fine la mort de Mimi. Barbe & Doucet signent ce décor unique variant d’aspect selon les tableaux, avec les éclairages idoines de Guy Simard, vifs dans les moments populaires à l’extérieur, et dans une demi pénombre centrée dans les scènes d’intérieur, avec un parti pris (pas toujours tenu) de poursuite sur les visages à éclairer. Le duo créateur signe également les costumes très parigots de la Belle Époque.
Le personnage de Musetta caractérisé en référence à Mistinguett avec son élégance et son insolence bravache fait le lien entre les mondes et les temps. Andreea Soare l'incarne en coquette capricieuse, mais aussi pleine d’humanité et amoureuse folle de son Marcello. La voix ample est très aisée et claire, dotée d’un medium plein de couleurs. Ses interventions dans les ensembles sont ainsi pleinement calibrées. Elle sait aussi rendre la voix moins brillante pour s'harmoniser à la scène finale avec sa touchante prière.
Les chanteurs ont ainsi tous à cœur de représenter minutieusement les divers aspects de l’œuvre, tant dans les moments plus légers et divertissants, que dans ceux plus graves du drame qui couve.
Anaïs Constans incarne Mimi avec sa voix de soprano étendue, limitée en largeur mais bien projetée. Elle maitrise les dynamiques et le spectre des nuances, sans stridences, et avec un timbre riche, vibrant, sensible, sachant doser d'emblée la montée émotionnelle culminant dans un aigu lumineux, à l’image de son amour naissant. L’actrice est un peu appliquée, mais essentiellement au service du son. À la fin du drame, elle n'est plus que sensibilité, le son et l'auditoire au bord des lèvres, lorsqu'elle s'éteint (et disparaît, les metteurs en scène rappelant qu'il s'agit ici d'un mirage en flash-back).
Azer Zada n'a pas non plus la voix la plus large en Rodolfo (notamment aux deux bouts de la tessiture) mais d’un beau métal tout de même. Il est couvert lorsque l’orchestre est plus sonore (ce qui advient souvent dans cette partition, aussi bien pour les moments burlesques que les effluves de passions) mais il se rattrape dans les aigus qui concluent ses diverses parties. En outre, il déploie ses demi-teintes (quand l’orchestre se fait discret) et un grand zèle au service de la mise en scène, campant un personnage un peu bourru, plutôt sympathique (puis d'une autre forme de sym-pathie, plus tendre au moment du drame, bien entendu).
Jérôme Boutillier est un baryton doté d’une belle voix claire mais chaleureuse, à l'image de l'allure qu'il donne au personnage de Marcello, tenant pleinement sa place dans le quatuor des amis. Son chant sonore déploie une ligne très lyrique, pétrie d’humanité. La prononciation très naturelle est aussi à l'image de l'aisance scénique.
Guilhem Worms incarne Colline avec beaucoup de présence, physique, et surtout vocale. Sa voix de (baryton-)basse sonore, sombre et profonde, de belle étendue assume plus que pleinement ce rôle de philosophe érudit et de commentateur ironique. Il apporte au quatuor des amis une assise sonore bienvenue. Ses couleurs émouvantes très creusées font de l'air d’adieu au vieux manteau, qu’il s’apprête à vendre pour aider Mimi, une saisissante marche funèbre.
Edwin Fardini confirme ce soir comme la veille en conférant à Schaunard une classe expressive. Sa voix est claire, chaleureuse et il veille à colorer son chant de manière judicieuse (émouvante et dramatique dans le tableau final, mais un peu couvert dans la scène initiale où les jeunes gens se déchainent dans la fantaisie).
De même, Matteo Peirone prête à nouveau à M. Benoit, propriétaire tenté par la gaudriole, une voix de baryton sonore et vantarde, puis à Alcindoro, le vieux « protecteur » de Musetta, manipulé et abusé, une voix plus éteinte, incarnant théâtralement les deux avec efficacité et naturel.
Lorenzo Passerini communique son énergie et sa fougue à l'Orchestre national du Capitole, qui déploie sa sonorité tout du long. Le chef sait animer les moments frénétiques et ceux confidentiels des émois, les stases aboutissant à des effusions de cordes lyriques à souhait.
Les chœurs (adultes et enfants) préparés par Gabriel Bourgoin s’inscrivent avec une bonne humeur manifeste dans les moments populaires de rue, marchant, courant, dansant, chapardant à qui mieux mieux, dans un ballet scénique et vocal bien réglé. Les artistes du chœur qui incarnent des rôles fugaces les assument avec conviction et une présence confirmant leurs prestations de la veille.
Le public au rendez-vous de ce voyage dans le temps de l’émotion manifeste longuement son enthousiasme.
Retrouvez notre compte-rendu de l'autre distribution vocale de ce spectacle