Retour des Noces à Garnier avec Luca Pisaroni et Jeanine de Bique
Cette lecture féministe de l’opéra emprunte autant à l’œuvre originelle de Beaumarchais qu’à la transposition qu’en a livrée da Ponte pour Mozart. Beaumarchais avait abordé sans ambages le sujet du droit de cuissage, et à travers lui la question de la place de la femme et des privilèges de la noblesse, dans une pièce où la postérité a deviné les germes de la Révolution Française. Netia Jones a fait le choix de ne pas rester au passé, pour mettre en avant la question du harcèlement sexuel de nos jours, et ce au sein même du milieu de l’opéra, dans lequel Me Too a, comme ailleurs, remis en cause les rapports de pouvoir.
L’action se situe dans les coulisses de Garnier, où Figaro est perruquier et Susanne costumière, tandis que le Comte et la Comtesse forment un couple de deux chanteurs vedette. Avant même que ne retentisse l’ouverture, le Comte/Vedette s’avère être un prédateur qui s’en prend à une jeune ballerine. Après une action féministe figurée par des affiches (qui, à l’origine, furent réellement placardées dans les coulisses de la maison !), le prédateur sera enfin évincé de son rôle, tandis que résonne le finale du dernier acte.
Les décors sont complétés par des projections (réalisées par la metteuse en scène, tout comme le sont les costumes et la vidéo), qui viennent représenter le travail de conception scénographique ou évoquer l’œuvre de Beaumarchais. La dominante des décors et des costumes est résolument rouge, sans doute en double allusion à la portée révolutionnaire de l’œuvre et à l’omniprésence de cette couleur dans le monde du spectacle. Lors de la première partie, le dispositif scénique est cloisonné en trois sous-espaces figurant des loges. L’action n’a de cesse de déborder d’une loge vers une autre, dans ce décor qui se prête à la frénésie presque vaudeville du début de cette « folle journée », tandis qu’après l’entracte, le plateau est plus unifié, s’ouvrant même sur le foyer du ballet au moment où la vérité sur le Comte éclate au grand jour.
Luca Pisaroni, dans le rôle-titre, est l’une des rares constantes de la distribution depuis le début de cette mise en scène. Le baryton-basse italien est depuis plusieurs années un habitué de Figaro, et sa maîtrise du rôle est évidente. La voix est puissante, portée par des graves triomphants, et soutenue par une diction précise. Il campe un Figaro sûr de lui, alerte et impétueux, notamment lors de la cavatine du premier acte où il met au défi le Comte ("Se vuol ballare, signor contino").
Face à lui, la Susanna de la soprano Jeanine de Bique est tout en délicatesse. S’il s’agit d’une prise de rôle, elle était déjà à présente à Garnier l’année dernière pour Alcina. Sa voix au son velouté est agile, avec des aigus éclatants et des graves évoquant presque le timbre d’une mezzo. Si l’émission de cette interprète habituée au baroque est assez fine, la voix parvient toutefois à retentir à travers Garnier. Elle brille lors de son air du dernier acte "Deh vieni, non tardar", en particulier à la fin du morceau, lorsque sa voix se déploie presque a cappella, permettant à la moindre nuance de résonner.
Cherubino est incarné par Rachel Frenkel, qui réalise en ce soir de première son entrée à l’Opéra de Paris. Son interprétation en fait tour à tour un ado blasé et un jeune amoureux enflammé, dans le fameux "Voi che sapete", ici instant électrique de séduction en tête à tête avec la Comtesse (rappelant l’enfant à venir de cette union dans La Mère coupable, troisième volet de la trilogie théâtrale entamée par Le Barbier et continuée par l’œuvre présente). La mezzo se montre autant impliquée sur le plan du jeu scénique qu’au niveau de l’incarnation vocale du rôle, en assumant de corser quelque peu le traditionnel legato mozartien pour mettre en avant la jeunesse et la fougue de son personnage.
La Comtesse est incarnée par Miah Persson, qui avait déjà assuré le rôle lors du changement de distribution à la saison précédente. Elle sait insuffler la grâce nécessaire à ce rôle lyrique par excellence, avec sa voix souple et soyeuse dans ses deux grands airs de lamentation, capable de faire respirer les pianissimi les plus aériens. Son mari volage est chanté par le baryton-basse Gerald Finley, qui fait preuve d’une musicalité fine, avec une voix expressive. Il campe un prédateur d’autant plus révoltant qu’il semble considérer en toute tranquillité qu’il est dans son bon droit.
La soprano Ilanah Lobel-Torres, qui incarnait l’une des demoiselles de la Comtesse lors des précédentes représentations, s’est vue désormais accorder un rôle plus important, Barbarina. Son timbre très clair sied à la jeunesse du rôle, exprimant bien la détresse du personnage, due dans cette mise en scène à l’agression du Comte dont la ballerine a été victime.
Bartolo est incarné James Creswell, autre fidèle de la distribution, avec sa basse charnue et terrienne. Sa conjointe, Marcellina, est chantée par la mezzo Sophie Koch. La voix est chaude, ce qui ne l’empêche pas de déverser son fiel lors de la confrontation avec Susanna. Le ténor Éric Huchet incarne Don Basilio, rôle très burlesque, surtout dans cette mise en scène, avec une voix claire, à l’émission bien maîtrisée. Don Curzio, autre rôle de ténor bouffe est joué par Christophe Mortagne avec une diction précise au service du ton comique. Le baryton Franck Leguérinel assure le rôle d’Antonio avec conviction. Les deux Demoiselles, Boglárka Brindás et Teona Todua (nouvelles académiciennes maison) offrent un accompagnement doux et harmonieux à la partition de la Comtesse Almaviva.
La direction de l’Orchestre de l'Opéra national de Paris par Louis Langrée (par ailleurs Directeur du Théâtre National de l'Opéra Comique) est dynamique et précise, apportant la vivacité requise pour le registre comique, tout en conservant lyrisme et finesse. Le Chœur de l’Opéra se voit partiellement calfeutré par la mise en scène, puisque tous les choristes ne sont pas présents sur le plateau, ce qui fait qu’ils demeurent quelque peu en retrait des ensembles, malgré leur cohésion et leur musicalité.
Le public de Garnier, qui a fait salle comble pour accueillir le retour de ces Noces, réserve un accueil enthousiaste à l’œuvre, n’étant pas avare de rires ni d’applaudissements en fin d’airs. À la fin du spectacle, chaque interprète principal reçoit son lot d’acclamations, et particulièrement Jeanine de Bique pour sa prise de rôle.