Prokofiev, un rêve bleu comme Trois oranges à Nancy
L’Opéra de Nancy présente sa production de L’Amour des trois oranges de Prokofiev, qui aurait dû être jouée en 2020 si la pandémie ne s’en était mêlée. L’œuvre, basée sur la pièce du dramaturge italien du XVIIIème siècle Carlo Gozzi, est créée en français à Chicago en 1921. Le compositeur y développe un univers féérique et poétique, pour y montrer la vie à travers un conte fantaisiste, s’inspirant notamment de la Commedia dell'arte. La partition est légère et dotée d’humour et d’ironie, mais laisse aussi la place à quelques moments d’un grand lyrisme.
Anna Bernreitner s’inspire pour sa mise en scène du film The Truman Show de Peter Weir. Le plateau est occupé par des personnages de conte de fée, dans des costumes volontairement stéréotypés, tandis que le chœur est situé en aplomb, observant les faits et gestes de ces « rats de laboratoire ». Le décor unique (signé, comme les costumes, de Manfred Rainer et Hannah Oellinger) fait trôner sur une tournette centrale un château de dessin animé tandis qu’un second cercle concentrique tourne également de manière indépendante, apportant de la diversité dans l’utilisation de la scénographie. Les personnages sont dessinés comme s’ils sortaient d’un jeu vidéo (auquel le Chœur jouerait).
En Prince, Pierre Derhet, au physique de jeune premier, affiche une voix très lyrique, au timbre de miel et aux graves soyeux. Son interprétation s’appuie sur une diction précise et une certaine aisance dans les changements de registre. Léo Vermot-Desroches campe un Truffaldino androgyne, parfois mal à l’aise scéniquement avec l’exagération requise par son personnage. À l’inverse, sa voix est sûre et profonde, se développant au fil de la soirée vers une projection puissante. Son timbre est mat et lustré, assez lumineux. Amélie Robins est Ninette, troisième orange (au délicieux costume) dont le Prince tombe amoureux. Elle dispose d’une voix perchée et dense, fine et filée, mais projetée. Sa prosodie est travaillée et sa ligne vocale soignée.
Prévu pour chanter le Roi de Trèfle, Dion Mazerolle est atteint du Covid et doit laisser sa place, au pied levé, à Matthieu Lécroart qui, ayant découvert la partition le jour-même, chante depuis un pupitre, tandis que l’assistante à la mise en scène Pénélope Driant assure la présence du personnage sur scène et un playback, dans un costume prévu pour une tout autre stature. Matthieu Lécroart parvient à varier son chant, offrant des pages gaillardes pour exprimer la colère et l’autorité, et d’autres plus suaves et douces. Sa voix corsée est bien posée. Aimery Lefèvre interprète Pantalon d’une voix très projetée, assez claire et joliment couverte.
La basse Patrick Bolleire campe une réjouissante et truculente Cuisinière. Sa taille immense est rendue plus impressionnante encore par la largeur de la robe jaune qu’il arbore (et ayant nécessité le travail d’une carcassière pour en construire la structure). Sa voix tonnante et profonde sert un jeu dont le chanteur prend plaisir à accentuer le comique par ses moues et ses postures.
La Princesse Clarice trouve en Lucie Roche une interprète à la voix volcanique : chaude, sombre et explosive. Son complice Léandre prend les traits d’Anas Séguin dont la voix ambrée est assez fine, semblant forcer dans les profondeurs. Son articulation exagérée pour montrer la malhonnêteté de son personnage heurte sa ligne de chant.
En Héraut puis en mage Tchélio, Tomislav Lavoie laisse entendre une voix large, légèrement vibrée, ainsi qu’une grande précision dans la diction. Son timbre au grain charbonneux, est plus en retrait dans le registre aigu, ce qui l’empêche de se montrer terrible et féroce comme il l’annonce. Lyne Fortin dispose d’une voix fine, piquante et vibrée en Fata Morgana (dont la noirceur est appuyée par la fumée qui s’échappe de sa perruque). Margo Arsane assure les interprétations de Sméraldine (dont les descriptions du livret, insistant sur le rejet que provoque sa couleur de peau, sont ici gommées) et de Linette. Sa voix est tranchante, avec un vibrato creusé et un timbre rougi. En Nicolette, Anne-Sophie Vincent expose une voix dramatique, longue et projetée, aux graves de pierre et au volume imposant.
Rare en France, Marie Jacquot, dont la carrière est déjà importante à l’international, offre une lecture rythmée et nuancée de l’œuvre. L’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine travaille un large panel de couleurs, tantôt romantique, tantôt ludique, ciselant l’ironie des phrases montrant l’absurdité de certaines situations, et taillant un hymne martial dynamique et musclé. Le Chœur de l’Opéra se montre bien en place rythmiquement, laissant éclater des timbres francs. Issus du Chœur, Benjamin Colin en Farfarello dispose d’une voix bien timbrée mais manquant d’architecture tandis que Ill Ju Lee, en Maître de cérémonie, articule d’une voix claire ses courtes interventions.
Condamnés à mort, les antagonistes de l’intrigue s’échappent finalement, comme Truman, de ce conte de fées par une issue de secours, suivis par le Prince et Ninette qui ne sont décidément pas faits pour régner. Le public se montre très enthousiaste lors des saluts, applaudissant chaleureusement les interprètes comme les maîtres d’œuvre.