Le Cri d’Antigone résonne jusqu’à Metz
Les artistes de la troupe engagent la bataille pendant
presque une heure. Loïc Guénin, orchestrant une forme en six Tableaux à partir
d’une construction collective, en troupe, se
fond lui-même dans l'ensemble sonore, occupant ainsi la place de
percussionniste. Inspiré par les travaux du psychanalyste Henry Bauchau sur ce
sujet mythique, Loïc Guénin en écrit le livret, majoritairement en français,
tout en empruntant parfois à l’anglais (et pour quelques mots à l’allemand, à
l’espagnol, à l’italien, au grec, au japonais…), il interroge à nouveau la
Société autour de la quête de justesse et de justice, prenant appui sur ce
mythe de la Grèce Antique (Antigone, fille d'Œdipe emmurée vivante pour avoir voulu enterrer son frère vaincu).
La création lumière assurée par Vincent Beaume met l’accent sur une scène ouverte, sans frontière réelle avec le public, et sur le sol en avant-scène avec un rectangle de feuilles orange et sèches parfaitement éclairé. Symbolisant une tombe, les artistes viennent s’y recueillir avant de gagner leur place. L’artiste peintre Maya Le Meur, soluble dans la troupe, est armée de son pinceau spalter, puis le trempe de peinture blanche afin d’habiller un mur sombre continu en trois côtés. Ce qu’elle dessine de droite à gauche, avec une interruption pendant le cinquième tableau, ressemble à des sinogrammes, sans en être tout-à-fait. Ce mouvement visuel provoqué par la progression de son dessin global, accompagne le spectateur dans la temporalité du spectacle.
La chanteuse Élise Chauvin, protagoniste de cette œuvre proche d’un opéra de chambre, ou d’un théâtre lyrique comme Le Chant de la Terre de Gustav Mahler (récemment mis en scène à Dijon), a un rôle double qu’est celui d’interpréter le personnage d’Antigone, et celui d’être elle-même dans l’idée que le désir de simple justice de la part d’Antigone est encore un sujet brûlant d’actualité. Pour illustrer vocalement cette idée, la chanteuse emploie différentes techniques vocales. La première est une technique vocale de chant classique, avec une voix pleine, un chant rond en voix de tête et vibrato plutôt large au premier tableau. La deuxième est une technique de chant empruntée au chant saturé dans la musique pop et métal, comme le vocal fry (friture), le breath distorsion saturé d’air, ce qui ne rend pas toujours le texte intelligible (mais dans un traitement qui marque une nouveauté dans l'esthétique du compositeur). Tenant un micro sur pied, notamment au deuxième Tableau, elle en vient à mélanger assez habilement les deux techniques au sixième Tableau après un moment dansé, aboutissement du Cri d’Antigone.
Le groupe des cinq autres musiciens, dotés d’écran d’éclairage circulaires à l’arrière d’eux, comme des pleines lunes, sont placés en semi arc de cercle à l’arrière, derrière et à droite de la chanteuse. Endossant le rôle d’élément perturbateur au deuxième tableau avec une guitare amplifiée et saturée, Fabrice Favriou accompagne Élise Chauvin dans son rôle d’acteur musical contemporain. Sa guitare a un rôle plus fusionnel avec les autres musiciens, notamment au premier et sixième tableau, prenant notamment appui sur des pizzicati de contrebasse (Éric Brochard) ou sur le rythme de la percussion (Loïc Guénin). Vincent Lhermet, avec son accordéon, est un artiste aux capacités de frappes hybrides, de sorte que son instrument a autant la capacité d’être l’appui mélodique du violon, notamment jouant en unisson une mélodie écrite complexe, que celle d’être la projection harmonique d’un accord imaginaire lancé par la contrebasse.
Un autre rôle « hybride » est justement celui d’Éric Brochard. Contrebassiste, il est aussi aux commandes du traitement informatique en temps réel, et aux différents lancements de fichiers sons spatialisés sur scène ou tout autour du public par huit haut-parleurs. Il s’illustre sur scène par un solo en fin de troisième tableau qui prolonge l’action d’Antigone de travailler les feuilles sèches pour faire apparaître le son de leur craquement amplifié et traité. Complétant cette action, le contrebassiste accompagne sa propre action de contrebassiste par un chant diphonique qui laisse le public dans une situation de méditation.
Au passage, cette action se complète par une appropriation de ces bruits de feuilles sèches par les musiciens qui, en plus d’amplifier l’action de broyer les feuilles, sifflent, frottent des verres avec le doigt, ou leur archet sur du polystyrène.
A partir de cette action, le public est pris par surprise par le chœur de Thèbes : une dizaine de chanteurs et chanteuses qui étaient présents dans le public et qui se lèvent, mise en scène qui fait se tourner le public vers lui-même. Plutôt qu’un chant dont les hauteurs seraient clairement définissables, le public entend plutôt un ensemble de voix parlées, scandées au même rythme pour comprendre le texte, presque criées, et qui sont dans un même temps amplifiées puis restituées sur haut-parleurs.
Ce moment surprise, une sorte de procès contre Antigone, aboutit sur un montage sonore sous forme de documentaire. Sans lumière, les artistes enregistrés et qui sont associés au projet artistique, retracent ce qu’évoque le mythe d’Antigone dans la vie contemporaine. Ce qui forme alors le cinquième tableau se poursuit sur un solo d’Alice Piérot, la violoniste. Par une longue partita, ou un long prélude baroque aux accents atonaux, elle entraîne progressivement le public vers le sixième tableau et dernier tableau, Cri d’Antigone, perpétuant une guerre pour une égalité juste.
Vécu comme une expérience déroutante de par son mélange plutôt brutal d'esthétiques musicales, le spectacle est timidement applaudi mais par une salle remplie. L'intensité sonore du deuxième tableau notamment laisse les traces de la violence dans la mémoire et les oreilles des spectateurs, mais si ce spectacle est perçu comme artistiquement dérangeant, c'est sans doute qu'il a atteint son but.