Le Chant de la Terre, entre fiction et réalité à l’Auditorium de Dijon
« En Ukraine, la Terre ne chante pas, elle crie. Do not forget ». C’est ainsi qu’intervient la chanteuse Christina Daletska au micro en préambule à cette œuvre à mi-chemin entre le concert et l’opéra. L’ambiance est calme, concentrée, et dans un Auditorium quasiment rempli, la musique de Gustav Mahler s’exprime comme un écho entre deux époques d’exils et d’atmosphère de guerre.
La mise en scène et la scénographie de Philippe Quesne installent une forme de sobriété. Le décor, teinté de brouillard et de pluies de différentes nuances de gris, de bleu, de vert, se mêle au paysage sur scène, entre longues branches de bois au fond, et sculpture qui se lève et s’abaisse discrètement entre les chants, formant comme un monticule au centre de la scène autour duquel les deux chanteurs aux pieds nus tournent parfois. Deux projections de tableaux d’Albert Bierstadt dialoguent également avec l’histoire, montrant deux paysages de montagnes et lacs d’altitude, de manière à évoquer les paysages naturels d’un exilé découvrant un espace inconnu.
Sous la direction d'Emilio Pomàrico, le Klangforum Wien est constitué de quinze musiciens dans cette version de chambre de Reinbert de Leeuw. Tout au long de Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre), cet ensemble, individuellement et collectivement virtuose, soutient une forme de continuité musicale. Il est traité comme un nuage de pensées ou d’émotions du compositeur, l’état d’esprit du poème se laisse alors ressentir, plutôt qu’analyser. L’orchestre, sans user de vibratos, enchaîne avec rectitude ce foisonnement d’idées musicales qui s’imbriquent entre elles, tout en laissant émerger chaque musicien soliste lorsque cela est indiqué, et poursuit même sa performance par des ralentis, ruptures de tempo et accélérations, qui ne souffrent d’aucune confusion. De multiples relais instrumentaux ont aussi lieu, certains sous forme de Leitmotiv, notamment entre le cor anglais, la flûte et le premier violon au sixième poème Der Abschied (l’Adieu). D’autres éléments thématiques sont entendus par combinaisons de timbres rares, comme des lueurs sombres entre le contrebasson, la contrebasse et l’harmonium. Autant d’exemples qui bouleversent l’audience dans un tourbillon qui l’entraîne malgré elle dans la tourmente poétique.
Le ténor Maximilian Schmitt est le premier soliste lyrique à commencer, affrontant ainsi une exubérante complexité orchestrale digne des symphonies du même compositeur. Très professionnel et assez statique dans son costume noir, il tient presque face à la puissance naturelle de l’orchestre, même si parfois ce dernier parvient à le couvrir. Tout au long du spectacle, sa projection s’élargit, et sa voix plutôt ample, aux résonances palatales assez audibles à partir de son registre medium aigu, gagne en brillance, si bien qu’à la fin de sa dernière intervention, son chant à la prononciation allemande bien incisive sur ses consonnes parait tout à fait équilibré par rapport à l’orchestre.
La chanteuse contralto Christina Daletska tient la plus longue partie vocale mais ne ne se laisse pas impressionner, gardant le regard droit vers le public. Laissant entrevoir un sourire un peu taquin dans le quatrième poème (Von der Schönheit - De la beauté), elle incorpore le sujet en prenant appui sur une voix qui roule les « r », avec un vibrato étroit et en favorisant assez nettement les consonnes du texte pour leur intelligibilité. Les nuances de l’orchestre la submergent parfois mais elle démontre de grandes capacités de puissance dans les aigus et de tenues de note. Malheureusement, son vibrato ne déploie pas assez son registre medium aigu, et encore un peu moins ses limites basses, mais son expressivité associe la fragilité du conteur qu’elle interprète avec la douleur plus personnelle qu’elle évoquait en ouverture de soirée (ce qui alimente visiblement chez le public de longs moments de réflexion, pour ne pas dire d’introspection).
Après cette représentation d’une heure sans entracte, le public offre cinq minutes entières d’applaudissements, saluant la cohésion perçue entre les musiciens, le chef et les chanteurs. De quoi continuer de faire résonner ce Chant de la Terre, venu dans cette production des Wiener Festwochen et qui continue son parcours ces 9 et 10 novembre au Théâtre du Châtelet dans le cadre du Festival d'Automne à Paris.