Déjanire de Saint-Saëns retrouve Monte-Carlo, le lieu de sa création
Déjanire, tragédie lyrique en quatre actes d’une durée de deux heures environ, fut composée par Camille Saint-Saëns à la demande personnelle du Prince Albert 1er de Monaco. L’ouvrage créé en 1911 sur la scène de l’Opéra de Monte-Carlo vint ensuite à l’Opéra de Paris avec sensiblement la même distribution vocale avant de disparaitre totalement de l’affiche. Cette version concertante, coproduction de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et du Palazzetto Bru Zane, intervient donc à point nommé et met pleinement en valeur un ouvrage puissant où la passion, l’amour, la jalousie et la violence même s’entrecroisent autour des cinq personnages présents.
Le demi-dieu Hercule s’est épris de la ravissante princesse Iole, fille du tyran Eurytos qu’il a vaincu, et souhaite l’épouser. Mais Hercule est déjà marié à Déjanire tandis qu’Iole est amoureuse de Philoctète, ami d’Hercule, amour d’ailleurs partagé. Déjanire va tout mettre en œuvre pour contrecarrer les desseins de son époux. La cérémonie des noces d’Hercule et Iole occupe pourtant le dernier acte. Hercule revêt la tunique ensanglantée du Centaure Nessos jusqu’alors conservée par Déjanire et censée raviver la flamme amoureuse qui les unissait. Mais la tunique s’avère fatale et Hercule éperdu de douleur se jette dans le brasier nuptial avant de gagner l’Olympe pour siéger auprès de son père Jupiter.
Pour cette commande monégasque, Camille Saint-Saëns a remis en chantier la musique de scène écrite en 1898 pour la tragédie éponyme de son ami et collaborateur habituel, Louis Gallet, représentée avec un vif succès aux Arènes de Béziers. Pour sa nouvelle partition, il étoffe notamment les parties chorales et écrit sur mesure les parties vocales pour les deux interprètes principaux engagés, la grande soprano dramatique Félia Litvinne et le large ténor de Lucien Muratore. An plan musical, le deuxième acte s’impose par sa densité dramatique tandis que le début du quatrième acte laisse place à une musique festive et de danse un rien datée. L’orchestration et son interprétation pour cette résurrection surprend une nouvelle fois par sa richesse avec force cuivres, mais aussi par les subtilités musicales dont le compositeur entoure les parties consacrées au personnage innocent d’Iole. La partition, qui introduit castagnettes et tambourin basque, ne contient pas véritablement d’airs qui puissent être détachés, en dehors du ravissant récit d’amour d’Hercule à Iole à l’acte IV, Viens, ô toi dont le clair visage. Mais la musique dégage une belle plénitude et s’avère à chaque instant intéressante. Lors de l’embrasement final d’Hercule, le compositeur introduit même des dissonances imprévues.
Dans le rôle-titre, Kate Aldrich déploie une voix de mezzo-soprano qui manque cruellement de clarté et d’amplitude. Les imprécations du premier acte la trouvent un peu à la peine, même si au plan strictement dramatique elle impressionne toujours. Kate Aldrich apparaît plus à l’aise aux actes suivants, sans pleinement convaincre au plan vocal. Il faut indéniablement pour ce rôle un soprano dramatique d’envergure. Et malheureusement, sa prononciation du français est loin d’être idéale, pour elle qui s’est pourtant illustrée antérieurement dans ce répertoire, dont Carmen en premier lieu.
Julien Dran aborde avec Hercule une tessiture plus héroïque qu’à son habitude et en ressort vainqueur. La voix haute et claire, suffisamment vaillante traduit pleinement tant l’amour que les tourments du demi-dieu. Sans chercher à gonfler inutilement ses moyens naturels, le ténor impose une musicalité particulièrement expressive, sincère de bout en bout. Son art de la demi-teinte, son aigu radieux à la fin de son air du quatrième acte, lui valent une juste ovation.
Le chant délié d’Anaïs Constans séduit à chacune de ses interventions avec ce timbre si fruité, ce phrasé impeccable, ces envolées légères dans l’aigu et le souci permanent du legato. Elle offre au personnage d’Iole sa juste fraicheur et sa sensibilité à fleur de peau. Dans un rôle hélas trop court, Jérôme Boutillier déploie toutes les ressources de sa riche et retentissante voix de baryton. Lui aussi confère au personnage un engagement complet qui traduit sans conteste les tourments de Philoctète, partagé entre son amour pour Iole et son amicale fidélité pour Hercule. La mezzo australienne Anna Dowsley possède l’ardeur indispensable et toute l’autorité bienveillante de la confidente d’Iole, Phénice. La voix longue et facile, au timbre un peu sauvage et aux graves de contralto, se glisse avec aisance dans la tessiture tendue du personnage.
Très sollicités, les Chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo, préparés avec soin par leur chef Stefano Visconti, apportent beaucoup d’éclat à la musique de Saint-Saëns et s’imposent comme le sixième personnage central de l’ouvrage. Placé à la tête de son Orchestre Philarmonique de Monte-Carlo, Kazuki Yamada aborde la partition avec enthousiasme et détermination. Sa direction, au tempo un peu rapide par moment, sait aussi laisser pleinement s’exprimer les solistes, donne toute sa mesure dans les deux derniers actes.
Reynaldo Hahn écrivait en novembre 1911 à la suite de la création parisienne de l’ouvrage qu’il « en résultait une irrésistible impression de puissance et de calme souverain ». L’enregistrement de Déjanire effectué en amont du concert par le Palazzetto Bru Zane pour sa collection Opéra Français devrait donc permettre de mieux approfondir les composantes et les qualités de cette Tragédie Lyrique tout en gommant les quelques restrictions relevées. Le public de l’Auditorium Rainier III (non rempli) réserve un excellent accueil à ce concert et à cette redécouverte.