Croassements Noh à Philly
The Raven (Le Corbeau) nous invite à interroger l’être manquant du poème d’Edgar Allan Poe : Lenore. Seulement évoquée dans le texte comme une jeune fille disparue, elle prend ici une place centrale, dans une version non-genrée et drolatique. Cette création s’articule autour de deux parties (à l’ordre qui semblerait interchangeable), l’une proposant une série d’expériences de théâtre-performance, accompagnée par un ou une Lenore, et l’autre étant une mise en scène/voix du poème portée par la mezzo-soprano Kristen Choi, avec un orchestre de chambre qui livre une partition mettant en valeur les harmonies des cordes et bois (faisant le lien entre Occident et Orient, opéra et théâtre) dirigés musicalement par Eiki Isomura. Toshio Hosokawa (à retrouver cette saison à Munich et précédemment sur nos pages) propose ici une esthétique Noh, tant dans le contenu des performances que dans la forme musicale/scénique du spectacle, qui donne une autre vision du célèbre poème de l’auteur originaire de Baltimore.
Le principe général de la performance consiste à suivre l’un des Lenore, comme autant de diffractions du personnage. A l’absence qu’imposait Edgar Allan Poe, Toshio Hosokawa répond donc par la surabondance de déclinaisons du personnage (homme-femme-non genré-autre) et chaque spectacteur de s’enfoncer alors avec l’un ou l’une de ses Lenores dans les tréfonds du Miller Theater de Philadelphie, où a lieu le spectacle, pour des ateliers démoniaques invitant à interroger les émotions voire la part de démon en chacun de nous, tout cela servi par une bonne d’ose d’auto-dérision (« my toxic relashionship with my ex, you know… », explique Lenore en parlant du narrateur, le « je » du Corbeau) : de la part du performer, mais aussi du public, prêt à rentrer dans le je(u) immédiatement.
La partie musicale se déroule sur la scène du théâtre (les gradins sont déplacés sur la scène), organisée de manière circulaire autour d’un face à face entre le corbeau, interprété par une danseuse au visage caché par le masque-squelette de l'animal, et la mezzo-soprano Kristen Choi (le tout dans une installation brillante de Jennifer Hiyama). L’esthétique Noh revient, visuellement comme dans la voix de Kristen Choi. Celle-ci propose une interprétation à mi-chemin entre le récit parlé mis en voix et une véritable technique lyrique, particulièrement bien maîtrisée. Kristen Choi alterne en effet des aigus chauds et puissants, avec une voix sifflée presque sourde, en maintenant une unité par un son tenu et volontairement court, rappelant l’anxiété du personnage. Cette alternance digne des caractères schizophrènes des personnages d’Edgar Allan Poe se réinvente aussi dans les multiples techniques employées par la mezzo-soprano (voix de tête puis résonances gutturales par exemple). Tout cela mêlé à une présence scénique rare et véritablement intense, jusqu’au bout de ce long poème.
« Nevermore », « Jamais plus », dit/chante-elle, mais le public, conquis et définitivement « démonisé » dans ses longs applaudissements, en redemande.