Rentrée des classes à l'Opéra Bastille avec Tosca, Saioa, Dudamel, Président et Ministres
La cloche dans les couloirs de la Bastille a sonné, cela signifie (mais oui, mais oui) que l'Opéra a repris en cette nouvelle saison 2022/2023. Cette rentrée des classes (des grandes classes vocales et musicales ici déployées) a assurément de quoi rendre envieux bien des établissements, et le Ministre de l'Éducation Nationale assistant au spectacle aurait sans doute rêvé que, partout, pour la rentrée, règne un tel enthousiasme studieux et passionné dans les travées, devant une telle qualité de formation. Le public applaudit ainsi très chaleureusement chaque entrée du chef, comme il salue chaque fin d'acte avant de se lever pour une ovation debout unanime et spontanée au dernier rideau.
Pourtant, et comme pour une rentrée des classes, maître Dudamel commence la soirée par une sorte de revue des effectifs, dirigeant comme s'il faisait l'appel : en indiquant tour à tour différents pupitres pour qu'ils se présentent avec leur timbre et leur ligne mélodique. Les accents sont certes d'emblée fougueux et même d'une intensité grinçante aux cuivres, mais le rendu est d'abord séquencé, entre une proposition analytique et dé-structurée mais c'est pour mieux réunir ensuite tous les pupitres et toute la phalange dans le lyrisme de cette partition et la fougue de ce chef. Les élans tragiques fusent alors et constamment de sa baguette, tout autant qu'elle sait s'assouplir des langueurs passionnées du bel canto.
Le résultat fascine le public, d'une manière doublement audible (par le silence qui résonne pendant la musique, comme les éclats des applaudissements après, parfois même sur quelques notes conclusives) mais d'une manière aussi visible : et ce à commencer par le Président de la République, Emmanuel Macron, lui-même sur le bord de son siège, le visage posé sur ses bras croisés sur la rambarde du premier balcon latéral, devenu une loge pour lui et son épouse, la Ministre de la Culture Rima Abdul-Malak et le Directeur de l'Opéra de Paris Alexander Neef (le Ministre de l'Éducation Nationale, Pap Ndiaye qui connaît la maison pour lui avoir fourni un rapport sur la diversité l'année dernière, est pour sa part au protocolaire rang 15 du parterre, non loin de l'habitué Jack Lang).

Saioa Hernández n'est pas pour rien dans ce triomphe, en Floria Tosca, pour ses grands débuts à l'Opéra de Paris (dont elle nous parlait cet été peu avant La Gioconda aux Chorégies d'Orange avant de devoir finalement y renoncer). La soprano espagnole saisit l'auditoire, dès son entrée en scène par son jeu d'actrice rappelant immédiatement les figures des grandes divas d'antan campant ce rôle. La voix aussi sait s'appuyer sur le jeu et assure le triomphe, notamment pour son impressionnante richesse de contrastes. D'abord par son ambitus : Saioa Hernández, bien loin de craindre le grave comme trop souvent chez ses collègues, l'affirme pleinement sur des résonances poitrinées qui démultiplient d'autant la richesse de sa palette vocale (d'autant, car elle peut aussi bien passer du grave à l'aigu en un élan, ou bien progressivement au fil d'un phrasé déployé). Les nuances aussi déploient une palette pleine et entière, chaque phrase emplissant l'acoustique de la Bastille, dès la première vibration de la première note.

Le ténor maltais Joseph Calleja n'a pas voulu être absent de la photo de classe pour cette rentrée et n'a donc pas demandé un mot du médecin pour annoncer son problème dans l'aigu (aucune annonce n'est faite à ce sujet ni à aucun autre). Certes c'est là le seul défaut de sa prestation en Mario Cavaradossi mais il se manifeste hélas à chaque sommet de sa partition : chacun de ses aigus, sur toute la tenue de l'aigu est victime d'un enrouement, avec un effet sonore perturbant, comme si le fond de la voix traversait un aquarium. Le chanteur profite même du fait qu'il incarne un peintre pour boire au récipient servant visiblement à laver les pinceaux (heureusement les pinceaux sont ici factices), mais sans réussir à s'éclaircir la gorge. Il suffit toutefois de passer outre les sommets de ses interventions pour savourer pleinement la richesse de l'interprétation, en particulier dans le caractère des nuances : même dans les moments les plus intenses et vaillants de sa prestation, le chanteur sait basculer à l'envi dans un subito pianissimo dolce des plus attendrissants. Cet effet vocal délicieux, sa maîtrise des gammes expressives et la justesse du phrasé lui obtiennent des applaudissements pour son grand air ("E lucevan le stelle") quoiqu'une voix parmi le public exprime haut et fort son incompréhension devant l'idée même de l'applaudir.

Bryn Terfel est le premier des quatre artistes qui incarneront Scarpia en alternance dans cette reprise à l'affiche jusqu'au 26 novembre. Mais le baryton-basse gallois (qui reviendra à Bastille en Barbe-Bleue de Bartok en fin de saison) incarnait déjà ce rôle dans cette mise en scène in loco en 2016 : preuve que le diable aussi ressuscite, preuve assurément que la performance de ce chanteur est toujours aussi impressionnante, tout du long. Il marque les esprits même pour qui l'a déjà vu et entendu ainsi et ici, dès son entrée tout de noir vêtu et de cuir capé (comme ses sbires) en déployant graves et médiums avec un ample vibrato et un ancrage sombre mais un timbre presque clair, qui rend sa prononciation limpide. Ce démon sait même mettre la souplesse de son organe vocal au service de quelques moments de douceur, bien feints et fugaces, pour se faire séducteur avant de reprendre ses allures et ses intonations d'ogre carnassier.

Sava Vemić interprète Cesare Angelotti de sa voix au timbre vrombissant qui résonne même dans cet espace scénique dépourvu de murs. Le chant traduit les tourments de ce personnage évadé politique mais l'incarnation scénique rend l'inquiétude de ce caractère par une hésitation de gestes et de regards.
Renato Girolami fait d'Il Sagrestano un Don Camillo, correspondant tout à fait à la dimension comique du personnage (fort bienvenue dans cet océan de drame). Certes, son jeu est d'abord très séquencé, ses différentes réactions se voyant de loin (longtemps à l'avance mais aussi pour les spectateurs placés au fond de la Bastille). Toutefois, et d'ailleurs à l'image de la direction d'orchestre, il trouve rapidement la souplesse, dans son jeu comme dans son chant. La voix s'appuie sur sa faconde de phrasé et d'articulation, tout en perçant un fond de gorge voilé par des accents affirmés.

Michael Colvin incarne Spoletta en sbire parfaitement haïssable : lieutenant portefaix de son patron Scarpia, le suivant tel un serpent affidé, sifflant et persifflant aussi par son chant qui surgit en accents modérés. Par contraste, le Sciarrone de Philippe Rouillon est un serviteur sobre et grave, d'une voix sombre et feutrée.
Christian Rodrigue Moungoungou n'a besoin de rien de plus que des très courtes interventions vocales du geôlier pour affirmer et déployer sa voix sombre, pleine et résonante avec un phrasé ayant le caractère protocolaire et funèbre de ce personnage.

La Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d'enfants de l'Opéra national de Paris s'en donne à c(h)œur joie, s'amusant d'autant plus à courir sur le plateau et à faire des bêtises en tenues de communiants. Mais tous leurs péchés leur sont immédiatement pardonnés, grâce à l'implication et à la justesse de leur chant. Alliés aux Chœurs de l'Opéra National de Paris ils portent un Te Deum intense et coloré comme il sied à cette partition et à ce Scarpia qui peut ainsi montrer sa capacité vocale en s'appuyant sur cet ensemble pour le parachever.

La mise en scène (signée en 2014 par Pierre Audi, devenu depuis Directeur du Festival d'Aix-en-Provence où il a notamment amené Puccini dès sa première édition via la Tosca par Christophe Honoré avec d'ailleurs Joseph Calleja) contribue aussi pleinement à cette impression de rentrée, avec sa constance didactique : très claire et cohérente, cette vision s'appuie sur un élément d'autant plus incontournable qu'il est immense dans un espace scénique vide. Il s'agit de cette Croix, indissociable de cette mise en scène, qui repose d'abord au sol du premier acte, avant d'être élevée pour les deux suivants. Mario peint d'ailleurs à même cette croix dont le sommet est orienté vers le public. De fait, si cette croix était élevée, son tableau ne serait visible que du ciel. Mais l'immense objet est levé à l'horizontale, planant sur le reste du drame comme une menace, rappelant comment Scarpia se sert de tous les symboles et les dogmes pour asseoir son infâme pouvoir personnel. Cette croix ainsi suspendue dans les airs menace d'écraser le plateau, mais elle reste pourtant ainsi élevée, comme un miracle donc et une possibilité de rédemption pour les tragiques personnages de ce drame.

C'est donc aussi pour cela que Tosca, dans cette mise en scène, ne saute pas dans le vide, mais marche vers une puissante lumière au bout du plateau. Même si elle a commis le double péché de tuer et de se tuer, cette Tosca ne tombe pas rejoindre Scarpia (même si c'est ce qu'elle annonce dans ses ultimes paroles) : cette Tosca montera, assurément, vers les cieux rejoindre Mario, seul endroit d'où voir le tableau peint sur cette Croix, seule altitude correspondant de près ou de loin au triomphe de cette soirée de rentrée.

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