Orphée et Eurydice de Gluck referme le Festival d’Aix-en-Provence 2022
La dernière proposition lyrique du Festival d’Aix-en-Provence vient parachever la trame de l’édition 2022, centrée autour de l’exploration de la zone grise entre la vie et la mort, pour y découvrir un message d’espérance. De la Symphonie Résurrection de Mahler à Il Viaggio, Dante de Pascal Dusapin, en passant par les concerts thématiques, notamment Châtiments bibliques, les deux opus consacrés au puissant mythe d’Orphée, viennent célébrer la vie, le combat de la lumière contre les ténèbres.
La version de concert sied particulièrement ici à l’œuvre de Gluck encore resserrée à la durée d’un film (1h30), à partir de la version française remaniée par Berlioz, dépouillée d'ornements paraissant de fait quelque peu conventionnels (l’ouverture de circonstance et le final heureux, Amour ressuscitant Eurydice). D’autant qu’elle comporte des éléments scénographiques et dramaturgiques qui soulignent le réalisme et le naturel souhaité par Gluck : lumières jouant sur le clair et l’obscur, le froid et le chaud, déplacements et placements des chœurs en arc de cercle ou pénétrant dans l’orchestre, notamment.
Pour sa prise de rôle, en même temps que ses débuts au Festival, la mezzo-soprano Emily D’Angelo construit un personnage crédible, à la fois théâtralement et vocalement. Ses vêtements et sa coupe de cheveux « à la garçonne », ses mimiques et ses gestes pénétrants et méditatifs donnent à Orphée sa dimension ambivalente, entre force et faiblesse. Côté vocal, se retrouve ce même alliage de force et de fragilité, exprimant de manière crédible la quête initiatique tout en intériorité que symbolise le mythe. Les graves ne sont pas pénétrants, restant à la lisière de la matière orchestrale, tandis que les aigus viennent la transpercer. Le format, relativement court, des vocalises chez Gluck semble particulièrement convenir à la chanteuse. La diction, en dépit d’un léger accent, est soignée : « r » roulés, « ée » marqués dans la finale des mots, différences subtiles entre tous les phonèmes propres à la langue française, et dont elle travaille la lumière en demi-teinte, soulignement des consonnes labiales, qui portent le désir amoureux. Le timbre entre en osmose avec les instruments à vent, notamment à anche double, qui concertent avec elle (hautbois, bassons). L’expression est chargée d’émotion de part en part, produisant un chant épidermique dans la véhémence (Amour, viens rendre à mon âme), dans la plainte (Soyez sensibles à l’excès de mes malheurs) comme dans la douleur (J’ai perdu mon Eurydice).

Eurydice, apparaissant et disparaissant dans un souffle, vêtue d’une robe de statue antique couleur chair, est assurée par Sabine Devieilhe, annoncée souffrante (alors qu’elle interprète parallèlement Ilia, dans Idoménée de Mozart). Il n’en paraît rien, même si l'ardente lumière de son timbre se fait opaline, poudre de perle à la caresse doucement abrasive. Le résultat fait alterner beau velours et aérienne dentelle, tandis que la chanteuse souligne toutes les allitérations de la langue française, afin d’en restituer l’importance structurante, de Lully jusqu’à Gluck (et au-delà).

L’Amour de Lea Desandre est une autre apparition, en long fourreau rouge, fugitive mais déterminante en tant que messagère de l’amour humain chez les Dieux et de l’amour divin chez les hommes. La rondeur de ses « r » roulés tranche avec ceux d’Orphée, tandis que la ligne est d’une souplesse charmante, et que les aigus laissent entendre leur délicate badinerie.

Trois voix féminines se superposent ainsi sans se confondre et relèvent ainsi le défi que s’est donné Berlioz, en compositeur-orchestrateur des voix.
Les autres personnages principaux sont collectifs, tant au regard de l’importance des parties chorales et orchestrales chez Gluck, que de leur expressivité effective, grâce aux deux volets de l’Ensemble Pygmalion : orchestre sur instruments d’époque et chœur.

Raphaël Pichon appartient à la génération des chefs « conceptuels », souvent invités par le Festival d’Aix-en-Provence (dont il fut membre de l'Académie, comme Sabine Devieilhe et Lea Desandre) et qui ajoutent et intègrent à la direction, de manière convaincante, des éléments toujours plus riches, depuis l’exploration musicologique, organologique, ou encore scénographique et dramaturgique, afin de produire un résultat dense et cohérent. Il va jusqu’à poursuivre le remaniement de l’œuvre en supprimant son ouverture initiale et en lui substituant le Larghetto du ballet Don Juan ou le Festin de pierre, composé par Gluck en 1761 et contenant, comme un leitmotiv annonciateur, les prémisses de l’air cardinal de l’opéra : "J’ai perdu mon Eurydice". De même, Pichon reprend, à la place du ballet final, le chœur initial, dont les paroles pourraient résumer à elles seules, la thématique du festival, centrée sur l’individu perdu dans les limbes : "Ah ! dans ce bois tranquille et sombre".

De sa gestique ample, ronde, animée de petits sursauts énergiques, le chef travaille le dosage des pupitres, auxquels l’orchestration épurée de Gluck confie une grande partie de son pouvoir. Des couleurs adviennent et disparaissent, les vents étant particulièrement mis à contribution, en fanfares étranges, sur le tapis des cordes et des roulements de timbales. S’en dégage l’inoubliable solo de flûte, la scène étant plongée dans l’obscurité, afin d’entendre cette voie de consolation, de même que celui de la harpe, qui concerte étroitement avec Orphée, en lieu et place de sa lyre. La gestique de Pichon semble éviter les mouvements parallèles, comme pour obtenir une pâte sonore qui doit plus à la complémentarité des sonorités qu’à la construction formelle de la tonalité, Gluck appartenant encore au baroque, en dépit de la sobriété qu’il insuffle à son écriture. Sa manière de diriger la harpe solo est particulièrement significative de la justesse de son écoute intérieure.
Les chœurs, avec une écoute mutuelle de la même eau, distillent leurs couleurs épurées, tandis qu’ils atteignent la dimension transcendante propre à la musique sacrée. Ils montrent leur réserve de puissance, comme si le chef activait les boutons sensibles d’une grande console de mixage. Les « s » sifflent de concert, tandis que les consonnes les plus gutturales effectuent leur saisissant bûcheronnage dans le chœur des furies, des spectres et des ombres.
Ce moment d’exception est reçu comme tel par le public du Grand Théâtre de Provence qui réserve sa deuxième standing ovation à un opéra en version de concert, confirmant combien la période préfère les résurrections qui rapprochent les êtres incarnés. À méditer, jusqu’à la saison 2023.
