Rigoletto ou Le Roi s'amuse : rencontre entre Verdi et Hugo à l’Athénée
Dans cet esprit même de réunir dans la dynamique d’un seul spectacle l’opéra et la pièce de théâtre l’ayant inspiré, les acteurs sont déjà installés sur scène et bavardent entre eux alors que le public s’installe en salle, puis tout commence soudainement, avec une réplique de Triboulet/Rigoletto, sans extinction des feux (la lumière conçue par Luc Schaltin restera plutôt illustrative et ne plongera jamais le public dans le noir). La tragicomédie peut alors re-commencer : le spectacle passe du drame à l'opéra, remontant donc à la source de Rigoletto qu'est Le Roi s'amuse, mais remontant aussi en flash-back : partant de la mort de Blanche/Gilda pour recomposer les raisons du drame et mener vers la même scène initiale (le père avec le cadavre de sa fille à ses pieds) à la toute fin, juste avant que la lumière s’éteigne enfin.
La mise en scène, signée par Tom Goossens se déroule dans un plateau aux décors très simples (réalisés par Johannes Vochten), pour la plupart en bois : avec un piano droit au centre, positionné sur une plateforme tournante, quelques échelles, une porte et une structure artisanale à laquelle est accrochée une chaîne de petites lumières. En plus de la véritable scène, l’espace de jeu utilise des portes de service de la salle (pour entrer ou sortir), ainsi qu’une loge. Les costumes permettent de distinguer les personnages tout en comprenant qu'ils appartiennent aux deux œuvres : Filip Jordens, Esther Kouwenhoven et Lars Corijn, incarnant respectivement Triboulet/Rigoletto, Blanche/Gilda et le Roi/Duc, chacun habillé avec des vêtements connotant leurs rôles, alors que le pianiste (Wouter Deltour) et les deux comédiens (Tom Goossens et Karlijn Sileghem) à mi-chemin entre caricatures de plusieurs personnages et voix-off, se présentent avec le même costume intemporel et ordinaire. Le seul accessoire commun à tous est représenté par des bottes de pluie.

La dramaturgie, pas si simple et intuitive pour un public non averti, croise à la fois le texte d’Hugo pour les dialogues, le livret de Piave et la musique de Verdi pour les airs, ainsi que des répliques originales écrites pour l’occasion. Ces dernières se déclinent soit comme des paroles nouvelles du texte chanté (notamment pour Caro nome, Povero Rigoletto, et le quatuor Bella figlia dell’amore), soit comme des références à l’actualité d’aujourd’hui à travers un langage qui ne boude pas certaines grossièretés.
La musique, confiée entièrement au piano, est habilement jouée par Wouter Deltour, sur la plateforme mobile au milieu de la scène, passant ainsi d’une aria à l’autre sans être nullement gêné par l’action qui se passe autour de lui.

Les deux chanteurs lyriques de la pièce sont la soprano Esther Kouwenhoven et le ténor Lars Corijn. La première se distingue par un timbre chaud et perçant mais qui ne manque toutefois pas de légèreté vers les aigus et les pianissimi dans les moments les plus émouvants (par exemple dans Ciel! Dammi coraggio!). Son phrasé laisse bien comprendre l’articulation du texte, bien qu’il soit en italien non surtitré, et sa projection permet d’entendre un son toujours riche et rond. Son jeu d’actrice incarne la pudeur typique du personnage de Gilda/Blanche, mais il est parfois trop marqué par un léger manque d’expressivité qui ne laisse pas la place à un abandon plus instinctif et naturel aux émotions.

Lars Corijn captive le spectateur avec un timbre clair et limpide à travers une technique agile et puissante à la fois, mais les nombreuses interruptions de ses airs par les événements scéniques et le texte parlé ne mettent pas toujours en évidence ses potentialités vocales. Par contre, son interprétation d’acteur se révèle convaincue dans l’incarnation d’un monarque capricieux et sans évolution psychologique.

Filip Jordens, dans le rôle-titre de Rigoletto, fait preuve d’épaisseur dramaturgique en tant qu’acteur en passant sans difficulté du registre comique et burlesque au registre tragique, tout en utilisant une expressivité du visage très marquée. Quelques passages chantés, quoique brefs, lui permettent aussi de montrer son adaptabilité aux multiples situations présentées sur scène.
Karlijn Sileghem et Tom Goossens, comédiens chargés de traduire instantanément les airs italiens, de commenter et d’expliquer l’action auprès du public et de personnifier de temps en temps plusieurs personnages évoqués dans l’histoire, garantissent le registre comique et ironique du spectacle qui cependant s’estompe parfois et retombe sous le coup de plaisanteries clichées, froidement accueillies en salle. Ils sont eux aussi sollicités par des passages chantés, mais, bien qu’ils respectent le rythme musical de l’accompagnement, leur manque de souffle et d’articulation rappelle qu’ils ne sont pas chanteurs. D’autant que leur fort accent flamand (quoique parfois charmant) handicape beaucoup la compréhension (parlée et chantée) du texte français traduit par Anne Vanderschueren.

Le public salue les artistes en remplissant la salle d’applaudissements chaleureux, après s’être montré très réceptif et impliqué tout au long du spectacle.
