Mozart, da Ponte et l'Opéra de Bordeaux : Trilogie du désir
Le fil rouge reliant ici les trois opéras s'inscrit dans la veine théâtrale du « jeu de l’amour et du hasard », et il est personnifié par Cherubino : incarnant le désir adolescent brut et impérieux (dans Les Noces de Figaro), il deviendra Don Giovanni, puis Don Alfonso, le vieux philosophe désabusé et manipulateur (dans Così fan tutte). La production est donc unifiée à tous les points de vue : visuel et sonore, avec des chanteurs qui se retrouvent d’une œuvre à l’autre. Ce fil rouge se manifeste concrètement (et discrètement), dans Le Nozze di Figaro, quand Cherubino entonne l’incipit de "Deh vieni alla finestra" de Don Giovanni (dans la partition duquel il est déjà présent, par la citation des Noces, lors du repas final : et d'ailleurs, comme avec Francesco Benucci lors de la création, le Leporello de Bordeaux chante aussi Figaro). Le fil rouge est encore renforcé par le fait que le pianoforte (de Maria Shabashova) rappelle des thèmes des autres opéras dans Così fan tutte. À la toute fin de cette trilogie, Don Alfonso boucle la boucle du propos en donnant son manteau à Despina (Miriam Albano, qui donc a chanté Cherubino). Le jeu de continuité revendiqué par le costume entre Cherubino, Don Giovanni et Don Alfonso, ne saute cependant pas aux yeux, étant donnée la différence de statures des deux interprètes : Miriam Albano et Alexandre Duhamel.

Abritant les différents lieux de l'action en étant caractérisés par des pans de tissus imprimés, le dispositif scénique d'Antoine Fontaine consiste en un grand tréteau (une scène sur la scène), tel un grand castelet avec deux escaliers d’accès à partir d’un proscenium où se déroule aussi en partie l’action. En lien avec le théâtre sur le théâtre, les côtés de ce tréteau sont des lieux de passage, meublés de consoles de maquillage (comme dans des loges de comédiens), accueillant les chanteurs dans une forme de distanciation théâtrale (entre l'interprète et l'action) : soit en posture d’attente, soit intégrés plus ou moins à l’action qui se déroule au centre. Les costumes d'époque d’Antoine Fontaine sont simples et efficaces, soulignant les conditions sociales. Les lumières de Stephane Le Bel viennent avec efficacité et naturel magnifier tout ce déploiement scénographique (faisant parfois croire à des éclairages naturels), caractérisant les situations et les moments de ces « folles journées ».

La mise en scène, très naturelle également, se déploie dans le flux perpétuel permis par ce dispositif. Le désir (et sa contrariété), moteur de l’action dans Les Noces, devient quasiment palpable dans Don Giovanni, puis pervers-caché dans Così fan tutte, qui se joue des sentiments. L’Orchestre National Bordeaux Aquitaine prête au déploiement dramaturgique un écrin sensible et lumineux, sous la direction alerte et diligente de Marc Minkowski, assumant avec efficacité les moments où l’écriture orchestrale vient interférer directement dans l’action. Dans Les Noces de Figaro, les tempi sont parfois plus lents qu'à l'accoutumée, mais parfois souvent plus rapides, faisant de cette "folle journée" une course frénétique. L’orchestre balaie avec justesse et efficience la palette des situations, de la Terribilità (du Commandeur), jusqu’à la badinerie (Là ci darem) et aux légèretés de Leporello. Le Chœur de l'Opéra National de Bordeaux, préparé par Salvatore Caputo, assure utilement ses rares interventions, vocalement et en se mêlant à la mise en scène ou disposé dans deux loges latérales (avec une reprise remarquée du chœur guerrier, "en sourdine", annonçant le retour des amants).

Globalement, les chanteuses et chanteurs d’un niveau très homogène font vraiment "troupe" (d'autant qu'ils se retrouvent donc dans plusieurs volets de cette trilogie) par leur engagement plein d’engouement, produisant un effet de grande vivacité : ils jouent, sautent, courent, dansent à l’occasion (chorégraphiés par Natalie van Parys) et chantent à l’envi. Tous sont toutefois un peu couverts dans le medium (par la fosse et l'acoustique), ce qui amoindrit les moments de pur théâtre en musique, comme les finales et les ensembles.
Miriam Albano incarne Cherubino et Despina avec une voix étendue, colorée et suave, au service de l'engagement théâtral, maîtrisant le nuancier dynamique des rôles mozartiens. Elle déploie la veine comique et facétieuse avec une conviction virevoltante, ajoutant à la dimension classique de la domestique, la revendication de la femme.

Angela Brower a le mezzo-soprano mozartien léger mais étendu (avec des graves utiles dans les ensembles, et des aigus faciles). Sa voix claire et capiteuse de jeune femme solide sert le rôle de Susanna, sachant en restituer les dimensions (d'une fraicheur et candeur maîtrisée) puis opère une rapide conversion pour épouser les incarnations apparemment contradictoires qui agitent le personnage, et sait fusionner efficacement dans les ensembles.

Le Comte Almaviva est incarné par Thomas Dolié, baryton, à la voix plutôt sonore, malgré un petit déficit dans le grave et le bas medium. La voix est claire et plutôt juvénile, seyante pour incarner un jeune premier, moins à son affaire pour le personnage aristocratique du maître des lieux.
Iulia Maria Dan incarne une Donna Anna digne, altière malgré son affliction, forte aussi dans sa détermination à poursuivre Don Giovanni de sa vengeance. La voix est plutôt étendue et sonore, d’un chaleureux timbre vibrant, avec une maîtrise des nuances (du triple piano aux accents vindicatifs). Elle éclaire les ensembles de son haut medium lumineux, mais l'aigu est un peu serré, avec son vibrato moins stable.

Alexandre Duhamel incarne Don Giovanni, brut de décoffrage, manipulateur, piétinant tout et tous selon ses intérêts, mû par une pulsion inextinguible mais sans la grandeur d’éveilleur de désir (hormis dans sa sortie finale, pleine de panache). La voix est longue (avec des graves un peu faibles cependant), généreuse, pleine de santé, séduisante dans les moments tendres et brutale aussi. Dans Così fan tutte, il interprète Don Alfonso avec maestria, même s’il n’a pas tout à fait l’âge du vieux philosophe rusé, désabusé et ironique : il brille tant dans les récits que les petits airs qu’il incarne scéniquement avec sobriété.

Basilio et Don Curzio sont assumés par Paco Garcia, ténor de caractère au format petit mais bien projeté, parfois nasillard, parfois pleurnichard comme ces rôles l’exigent. Il est ainsi veule et obséquieux à souhait, ou somnolant et débordé, faisant rire l'assistance aux éclats.
Robert Gleadow incarne trois rôles essentiels avec son baryton-basse doté d’une grande prestance, doublé d’un sens de la scène manifeste. La voix est gaillarde, osseuse, sonore et projetée mais aussi bien capable de tendresse et de faconde que de rage (le tout avec une prononciation modèle). Son Figaro mène la danse dans les ensembles et finales, mais, amer quand il se croit trompé, il trouve les couleurs sombres de la jalousie et de la douleur. Son Leporello est à la fois bravache et couard, indigné et cupide, fasciné par son Maître mais aussi effrayé, jouant au chat et à la souris avec Donna Elvira. L'air de son catalogue virtuose est celui de son propre corps, qu’il découvre au fur et à mesure. Enfin Guglielmo très tonique, il déploie un abatage virtuose de comédien, entièrement engagé, tant dans les sentiments amoureux que dans le dépit et la jalousie avec énergie et densité vocale.

Julien Henric propose une interprétation plutôt passive de Don Ottavio, suivant les injonctions de Donna Anna sans faire le poids théâtralement (d'autant plus avec son caractère charmant, par opposition à Don Giovanni). La voix est pourtant plutôt corsée, sonore de part en part, et capable d’autorité poétique, le tout avec efficacité tout du long, particulièrement dans les ensembles.
Ana Maria Labin déploie son lyrisme étendu et efficace, nimbant l’espace et faisant florès dans les ensembles. Le timbre est séducteur dès le pianissimo : aussi bien aussi bien en Comtesse (à la fois réservée et pudique, blessée et fidèle, mais pas insensible aux ardeurs de Cherubino), qu'en Fiordiligi plus éblouissante et impérieuse (dans le timbre et la matière, quasiment susurrée).

Manon Lamaison, jeune soprano de typologie vocale "soubrette", incarne Barbarina avec sa voix fruitée et bien déployée traduisant la fausse ingénuité du personnage.
Alix Le Saux, mezzo-soprano à l'étendue sonore et au timbre chatoyant offre ses couleurs vocales et son naturel scénique aux personnages de Marcellina et Zerlina, la première tout d’abord odieuse à souhait (la chanteuse n’hésitant pas à "enlaidir" la voix pour la caractériser et la rendre d'autant plus maternelle, chaude et rassurante une fois Figaro identifié comme son fils), la seconde consciente de son pouvoir à mener les hommes par un chant très lyrique et coloré.
Le jeune James Ley interprète Ferrando avec une voix de ténor lyrico léger, mais sonore même dans les mezza voce : une voix déployée qui sait user de couleurs pour caractériser l’amour ou la colère indignée.

Bartolo et Antonio sont incarnés par Norman D. Patzke, baryton-basse doté d’une voix de moyen format mais bien menée, bien déployée. Il donne ainsi à voir et entendre un Bartolo toxique et néfaste, à la voix acidulée, puis chaleureuse, déployant ensuite une matière plus fruste et plus large en volume, avec un côté obtus réjouissant.
Alex Rosen incarne Masetto et le Commendatore à la voix extrêmement sonore, métallique "à tous les étages" très percutante et projetée, avec une diction et une palette dynamique maîtrisées. Masetto un peu fruste, passionné et jaloux, vocalement bravache est aussi gauche et attendrissant que le Commandeur est campé avec force (par une stature que la voix vient compléter, même s'il est ici transformé en super héros se couvrant d’une tenture arrachée au décor).

Enfin, Arianna Vendittelli incarne Donna Elvira avec une fougue déterminée qui restitue efficacement, tant dans le jeu que dans le chant, l’ambiguïté de son personnage : bravache, empathique mais aussi implorante (quand elle croit à un possible revirement de Don Giovanni). La voix est très longue, très projetée, avec une large palette de couleurs. Les vocalises sont d'une rare clarté et la chanteuse contribue à donner aux ensembles une matière sonore vibrante et lumineuse.

L’enthousiasme qui semble avoir nimbé l’ensemble de la production de ce projet est contagieux et déploie sur l’auditoire une énergie réjouissante : la Trilogie est chaque soir acclamée !