Philippe Jaroussky réussit ses débuts en fosse avec Jules César au TCE
Ce Jules César du Théâtre des Champs-Elysées est un évènement à plusieurs titres. D’abord parce que cette production marque les débuts du contre-ténor Philippe Jaroussky dans la fosse d’un opéra (il n’avait jusqu’ici dirigé que des concerts, sur la scène, donc). Ovationné avant même que la première note ait été jouée (puis de nouveau à l’entracte), il mène son Ensemble Artaserse d’une gestique sobre dans des tempi extrêmes : particulièrement allants dans les airs vifs, et exagérément lents dans les pages plus mélancoliques. Sa direction est cadencée, accentuée et sautillante, générant d’incessants flux et reflux sonores, entrainant les chanteurs dans des nuances en constante évolution.
Cette production est également un évènement car la quasi-totalité des solistes impliqués effectuent à cette occasion leur prise de rôle (hormis, seulement, le petit Nireno). Gaëlle Arquez incarne le rôle-titre d’une voix impériale, ferme, chaude et résonnante. Elle se montre agile dans les vocalises dont elle maintient la précision malgré le rythme effréné dicté par l’orchestre.
Sabine Devieilhe se mue en caméléon pour interpréter Cléopâtre : physiquement d’abord, ses changements de perruques et de robes lui permettent de se transformer au fil du spectacle pour accompagner l’évolution de son personnage. Musicalement ensuite, puisqu’elle s’appuie sur sa voix pure et extrêmement agile pour sculpter des ornementations s’éloignant franchement du style haendelien pour s’approcher de ses rôles fétiches comme celui de la Reine de la nuit. Cette pyrotechnie est appréciée du public qui ovationne chacune de ses interventions. Dans ces deux domaines, elle se fait séductrice, par sa robe largement échancrée ou par son phrasé sculpté.
Franco Fagioli, qui fera selon le programme de salle ses débuts comme chef d’orchestre la saison prochaine, s’empare du rôle de Sextus après avoir déjà chanté le rôle-titre. Débarrassé des mouvements du haut du corps par lesquels il accompagnait jusqu’ici ses prouesses vocales, il laisse sa voix très ambrée parcourir son immense ambitus, des graves caverneux jusqu'aux aigus nourris, avec une grande fluidité dans les changements de registre.
Lucile Richardot peint une Cornelia sensible, à la voix très couverte, aux graves charnus, soutenus par un souffle bien libéré. Ses phrasés pétris de la douleur de son personnage sont délicats et éblouissent dans ses premiers airs, tandis que la musicalité se fait moindre dans sa dernière intervention, plus vive. Carlo Vistoli parvient à se fondre dans son rôle de Ptolémée pour rendre son sadisme et sa veulerie. Son ambiguïté se retrouve dans son chant aux changements de registre rugueux entre sa voix de contre-ténor et sa voix de baryton. Son timbre viril et ferme est manié avec ductilité et précision dans des vocalises exigeantes. En Achille, Francesco Salvadori présente une basse robuste au registre aigu très développé, au timbre clair même dans le grave. Maniant sa voix comme une épée, il s’attaque aux vocalises de son second air avec vaillance.
La distribution est complétée par deux anciens lauréats de l’Académie Jaroussky. Paul-Antoine Bénos-Djian chante Nireno (il est le seul à avoir déjà chanté son rôle, à Opera North) d’un contre-ténor patiné et chaud, dont la puissance est parfois un peu juste. Sa déclamation assurée s’appuie sur l’homogénéité de sa voix dans les différents registres. Pour ses débuts dans la maison, Adrien Fournaison est un Curio à la voix sculptée dans un bois tendre.
Enfin, le nom de Damiano Michieletto, l’un des metteurs en scène les plus demandés de ces dernières années, fait aussi l’évènement. Les personnages sont d’abord enfermés dans une boite blanche, comme prisonniers du destin que leur tissent trois Parques en arrière scène. Ils cherchent alors à se libérer de ce carcan, mais restent d’abord contraints par la toile tissée par les maîtresses des destinées. Comme dans Elektra à Bastille la veille, la mise en scène montre le mort qui meut les personnages, dans sa nudité désolée. Après Agamemnon chez Carsen, c’est ici Pompée qui anime l’arrière-scène de ses pérégrinations infernales. Les conjurés, qui ont historiquement assassiné César quatre ans après la campagne d’Egypte, sont un temps retenus par un rideau de plastique mais leur menace se fait sentir jusqu’au noir final.
Cette mise en scène, très moderne dans son esthétique, n’en respecte pas moins scrupuleusement le livret. La vision proposée de l’œuvre n'offre toutefois pas suffisamment de lisibilité pour pleinement embarquer le public, d’autant que la direction d’acteur manque parfois d’idées, générant d’importantes longueurs dans les airs à da capo qui n’ont pas vocation à faire avancer l’intrigue.
Une grande soirée se nourrit aussi des réactions du public. C’est le cas en ce soir de première, les acclamations entourant les saluts de l’équipe musicale (particulièrement Sabine Devieilhe et Philippe Jaroussky), laissant place, sans transition, à une bronca des grands jours pour l’équipe de mise en scène. Surprise finale, le rideau de plastique n’ayant pu être lâché des cintres après le dernier air de Sextus, tombe sur les artistes, heureusement sans dommage, au moment des saluts.