Fortunio de Messager re-prisé à Nancy
Dans le cadre de sa thématique « Lumière », l’Opéra national de Lorraine remet sous les feux des projecteurs ce spectacle proposé en 2009 puis en 2019 à l’Opéra Comique et le public ne cache pas son plaisir à voir ou revoir cette comédie-lyrique de 1907, œuvre relativement inclassable qui trouve ses sources dans l’opéra-comique français du XIXe siècle tout en flirtant de temps à autres avec l’opérette légère dont Messager lui-même avait été l’un des plus illustres représentants.
La mise en scène de Denis Podalydès, reprise pour la circonstance par Laurent Delvert, assume pleinement le premier degré de l’ouvrage, et ne cherche en rien à faire fi des indications figurant sur le livret. Les décors d’Eric Ruf, sobrement stylisés, composent un plateau dessiné avec goût, et les costumes de Christian Lacroix inscrivent avec superbe l’histoire dans les contextes sociaux et sociétaux dont elle est issue. La direction d’acteurs est simple et efficace, aucun personnage ne cherchant à tirer la couverture à soi ou à forcer le trait d’une manière ou d’une autre (apportant tout le charme et la délicatesse d'un spectacle "traditionnel", paraissant en cela original et innovant).
Partiellement renouvelé depuis les représentations parisiennes de 2019, le plateau vocal nancéen réunit des interprètes à la même diction modèle et du même engagement scénique. Franck Leguérinel, malgré des moyens un peu plus limités qu'autrefois, offre un chant toujours aussi franc et direct, d'autant qu'il impressionne par sa performance scénique (qui mettrait presque le public du côté du vieux barbon Maître André). Il retrouve à ses côtés la magnifique Jacqueline d’Anne-Catherine Gillet, actrice autant que chanteuse. Elle assume pleinement les contradictions et les ambiguïtés d’un personnage attaché à la fois à la protection paternelle que lui assure son vieux mari, aux plaisirs physiques que lui procure son amant Clavaroche et à la passion amoureuse que lui voue Fortunio. Arborant ce délicieux vibrato qui donne à son chant toute sa fraicheur, la voix séduit à la fois par son timbre fruité et charnu ainsi que par la longueur et la sensualité de ses phrasés.
Autres rescapés des représentations parisiennes, le baryton Philippe-Nicolas Martin en Landry et le Maître Subtil de la basse Luc Bertin-Hugault proposent eux aussi des phrasés de haute école. Aux accents juvéniles de l’un, répondent les sonorités caverneuses de l’autre. Nouveau venu dans l’équipe, Pierre Doyen incarne idéalement un capitaine Clavaroche carnassier. Son baryton clair et mordant est lui aussi en pleine adéquation avec ce personnage de séducteur viril et hâbleur que la belle Jacqueline ne tardera pas à délaisser au profit des tendres élans romantiques du jeune Fortunio. Dans ce rôle, Pierre Derhet (qui tenait à l’Opéra Comique le petit rôle du Lieutenant d’Azincourt) réussit le petit miracle de succéder à Cyrille Dubois. Ses accents doux et caressants, sa diction claire et châtiée, la noblesse et la délicatesse de ses phrasés suffisent à installer un personnage bouleversant à la fois par sa candeur naïve et par la sincérité encore enfantine de sa passion (mais sans doute, en termes de volume, la voix doit-elle s’étoffer pour être pleinement convaincante dans un emploi comme celui-ci).
Le jeune Coréen Ju In Yoon reprend à Pierre Derhet le rôle du Lieutenant d'Azincourt avec ses colorations mozartiennes voire rossiniennes, aux côtés de Thomas Dear qui reprend le Lieutenant de Verbois avec sa basse chaude et souple. Chez les jeunes solistes, le mezzo riche et cuivré d’Aliénor Feix sert la belle Madelon aux phrases musicalement sculptées, et il en va de même avec Benjamin Colin aux graves clairs et ductiles, qui hélas a peu à chanter dans la partie de Guillaume, pourtant essentielle sur le plan dramatique.
Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine est très engagé lui aussi dans ce spectacle qui pourtant le sollicite relativement peu. Enfin, la cheffe Marta Gardolinska, nommée Directrice musicale de la maison au début de cette saison, reprend pour cette production la baguette à Louis Langrée. Sa lecture fait ressortir les infinies complexités de l’écriture instrumentale de Messager, au risque parfois de couvrir légèrement certaines voix solistes ou d’encourir quelques décalages, mais pas de quoi modérer en tout cas l’enthousiasme de la salle pour ce spectacle équilibré et accompli.