L’or et le temps, Gala Fleming-Conlon-Carsen à l’Opéra Garnier
La mise en scène de Robert Carsen donne sa saveur à cet exercice qu'est la soirée de gala. Le spectacle se joue d’abord dans la salle avec l’apparat des tenues des spectateurs, mais le travail de Robert Carsen s’appuie justement sur cette mise en abyme du théâtre et des spectateurs : un thème qui revient souvent dans son œuvre et qui, ce soir, possède une saveur toute particulière, à la fois mélancolique et même un peu impertinente.
Ce jeu de miroirs se voit déjà dans les décors : le grand rideau rouge de Garnier s’ouvre sur d’autres rideaux de Garnier, des lustres et des ors qui font écho à l’opéra lui-même. Comme il l’explique, Robert Carsen a conçu cette soirée à partir de la scène finale du Capriccio de Strauss, qu’il a mis en scène in loco en 2004 (dont nous avons rendu compte d’une reprise) et qui finit ici le programme : le débat amoureux de Madeleine, qui est aussi débat entre musique et parole, donne sa cohérence à la proposition globale (Lambert Wilson ponctuant la soirée de textes qui animent ce débat, comme l’Art poétique de Verlaine qui demande “de la musique avant toute chose” ou Harmonie du soir de Baudelaire qui parle aussi de musique).
Après une majestueuse ouverture du Temple de la Gloire de Rameau, qui sonne paradoxalement un peu exotique avec les instruments modernes de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, surgit Renée Fleming. La soprano a des airs de Maréchale dans robe griffée noire et rose, très grande dame, mais elle en exprime aussi la mélancolie dans son premier air : “Convey me to some peaceful shore” extrait d’Alexander Balus de Haendel (parlant de départ et d’oubli). D’emblée, la mise en scène développe ce contraste entre la magnificence et le temps qui passe, un thème que Renée Fleming porte elle-même dans son histoire, elle qui, à 63 ans, a ralenti sa carrière opératique (mais qui reviendra à Paris la saison prochaine pour l’événement Nixon in China). C’est de ce contraste que naît ce soir l’émotion et la mise à distance, salutaire, de l’exercice du gala. Le timbre de la voix ne porte pourtant aucune trace de ce passage, toujours aussi riche, crémeux, avec ce legato un peu jazzy qui fait la marque de fabrique de la chanteuse. C’est le souffle qui parfois la trahit, ce que la chanteuse camoufle habilement par de minuscules respirations, et aussi une certaine tension dans les aigus, la soprano œuvrant davantage pour les garder dans son contrôle. Puis la grande dame s’assoit en bord de scène pour l’Entrée des Songes agréables d’Ariodante dansée avec grâce par Stéphane Bullion et Hugo Marchand dans une chorégraphie spirituelle de Nicolas Paul. Visiblement ragaillardie à la vue de ces corps (comme un rappel à la mise en scène d’Alcina de Carsen à Garnier toujours, cette saison même), elle lance des regards complices au public avant d’entamer “Endless Pleasure” de Semele. Si la voix se chauffe sur les phrases haendéliennes, les vocalises manquent de précision dans leur dessin, mais la suite trouvera la soprano plus à son affaire jusqu’à la fin de la première partie avec Rusalka (que Renée Fleming interprétait encore à Paris dans une mise en scène de Carsen et sous la direction de James Conlon). L’invocation à la lune avec ses très beaux éclairages prend une certaine tournure mélancolique. Le temps a passé mais l’artiste est toujours aussi investie, avec une attention au texte peut-être plus marquée encore, s’appuyant sur sa technique à toute épreuve. L’aigu final est atteint et tenu (avec une certaine dureté tout de même) pour le plus grand plaisir de la salle.
La première partie voit ainsi ce personnage de grande dame évoluer dans des décors et des répertoires qui sont autant de clins d’œil aux mises en scène de Robert Carsen dans ces lieux : ainsi Les Contes d’Hoffmann où, sous un grand lustre, Fleming chante avec Tara Erraught “Belle nuit, ô nuit d’amour” avant que cette dernière n’entame “Vois sous l’archet frémissant”. Les deux voix s’accordent bien, voire se confondent par moments dans le duo mais Tara Erraught, appelée pour remplacer Anna Stéphany (avec qui elle joue en ce moment Cendrillon de Massenet), semble un peu gênée par les graves de Nicklausse : la voix peine à se déployer tout à fait, toujours un peu vibrante, malgré sa musicalité et des consonnes sonores. Elle est accompagnée pendant son air par le violon virtuose et sonore de Renaud Capuçon qui captive ensuite l’auditoire avec la Méditation de Thaïs de Massenet particulièrement poétique et recueillie. Renée Fleming reprend également sa Thaïs, l’un des rôles marquants de sa carrière, en duo avec Andrzej Filończyk. La voix du baryton, clin d’œil involontaire, n’est pas sans rappeler dans sa profonde noirceur celle de Hvorostovsky, l’un des grands partenaires de scène de la soprano (et le dernier chanteur qu’avait dirigé James Conlon à l’Opéra de Paris, comme il le rappelait avec émotion dans notre interview). Dans l’air de Valentin de Faust qui suit, l’instrument se déploie sur les longues phrases avec une grande élégance, le timbre étant un peu engorgé mais sonore tout de même, s’appuyant parfois sur de légers coups de glotte pour attaquer avec autorité certaines notes. La sûreté de l’instrument sur toute sa tessiture et le charme du timbre en font assurément un artiste à suivre.
Après l’entracte, James Conlon étourdit avec le Prélude de l’acte I des Maîtres Chanteurs, éclatant, lâchant les brides d’un orchestre aux sonorités particulièrement flatteuses ce soir.
Le gala se termine logiquement par la scène finale de Capriccio dans la mise en scène de Robert Carsen, un moment étourdissant dans tous ces jeux de miroirs, entre salle, scène et coulisse, gala et opéra, déploiement de faste et mise à nue finale où les décors s’envolent dans les cintres. Au milieu de tout cela, les doutes de Madeleine et ce passage du temps qu’incarne Fleming résonnent avec une intensité particulière. La voix, dont la projection s’est réduite, passe avec aisance le torrent orchestral straussien tant James Conlon est attentif à sa chanteuse, calmant l’orchestre dès qu’elle chante, tout en insufflant une énergie dramatique à la scène. La soprano retrouve même davantage de sûreté dans la conversation en musique de Strauss, et la comédienne apparaît pleinement à son aise dans ce personnage à la fois élégant et tourmenté.
Le public, visiblement conquis, obtient trois bis : “Lippen Schweigen” de La Veuve joyeuse qu’Andrzej Filończyk gratifie d’un aigu sonore, le duo des Parapluies de Cherbourg où Lambert Wilson semble moins à son aise et “Morgen” de Strauss, où la sobriété de la soprano et du violon Renaud Capuçon rendent hommage au peuple ukrainien.