Julie de Boesmans se cherche dans l’obscurité à l’Opéra de Nancy
Créé en 2005 au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles dans la mise en scène de Luc Bondy (co-auteur du livret avec Marie-Louise Bischofberger, s’inspirant du drame réaliste Mademoiselle Julie d’August Strindberg), Julie retrace la folie de cette fille d’un Comte, tombée amoureuse du domestique Jean, lui-même fiancé à la cuisinière Kristin. Prête à tout pour fuir sa condition, élaborant avec son ambitieux et manipulateur amant des projets de château en Espagne (ou en l’occurrence d’hôtel en Suisse) pour échapper à leur insatisfaction existentielle, Julie finit par se donner la mort, en cette nuit de la Saint-Jean, celle du solstice d’été, la plus courte, la plus folle et la plus enflammée de l’année.
La performeuse, metteuse en scène et plasticienne Silvia Costa propose une vision scénique assez spectaculaire (bien qu’abstraite) de son propre univers tout imprégné de ce drame et de cette partition. Le décor est très sombre, la lumière (signée Marco Giusti) permettant avant tout de dessiner les silhouettes obscures des personnages ou bien de faire deviner, dans la fine fumée comme derrière un voile, des détails qui soulèvent davantage de questions qu’ils n’apportent de réponses.

Ce décor réalisé par Silvia Costa avec Michele Taborelli défie les lois de la physique, rappelant combien l’univers réagit aux émotions des personnages (et pas l’inverse) : les murs de la cuisine formant un cube noir se poussent vers un autre monde, les espaces et les formes évoluent, les murs disparaissent ou glissent, les sols se couvrent de cendre ou de poussière.

Julie est incarnée par la mezzo-soprano Irene Roberts, à la voix ronde et non moins rayonnante. Sa présence scénique et vocale est naturellement campée et projetée avec aisance, dessinant une protagoniste à la psychologie compliquée sans forcer les traits. Elle donne la réplique au baryton Dean Murphy, jouant des charmes de son timbre chaleureux, rond, plein, presque ténébreux. Sa pauvre fiancée –aux allures innocentes mais pas plus stable pour autant– est interprétée par la fraîcheur et la clarté de la soprano Lisa Mostin. Particulièrement lumineuse dans les aigus, elle offre des vocalises colorées, parfois volontairement et subtilement sèches pour justement dépeindre une personnalité plus complexe. Cette luminosité vocale est particulièrement appréciable lorsque, dans certaines scènes, seule sa silhouette se distingue, telle une tâche grise qui contraste avec le fond blanc.

Pour plonger encore davantage dans la magie (noire) de cette nuit de la Saint-Jean, et surtout pour apporter une vision des protagonistes dépossédés d’eux-mêmes, Julie et Jean possèdent leur alter ego. La première est incarnée par la danseuse Marie Tassin qui se confond parfois même avec la chanteuse (celle-ci reprenant certaines de ses gestuelles, notamment celles qui semblent empruntées à la jeune adolescente sacrifiée du Sacre du Printemps vue par Nijinski). Le second est joué, de manière beaucoup plus épisodique, par l’acrobate Gianni Illiaquer, pendu par les pieds sur un côté du premier cube.

Fin connaisseur de la musique de Boesmans, l’Argentin Emilio Pomarico est placé à la tête de l’Orchestre de la maison lyrique nancéienne. Tous les musiciens suivent cette direction active, extrêmement vigilante pour les départs, les changements brusques de tempi, les équilibres : d’où un accompagnement musical riche, coloré et stable. La partition est ainsi rendue dans sa complexité, nourrie d’inspirations passées diverses, mais demandant à l’oreille de se laisser convaincre par ce discours pouvant sembler souvent abstrait.

Le public applaudit l’ensemble des artistes, certains toutefois poliment, suivant l'enthousiasme des férus d’arts contemporains : la production aura visiblement su guider les avertis à percer ses mystères et inviter les autres à se perdre en chemin.
