Quel port abrite la paix ? Peter Grimes de Britten à Londres
La production de Deborah Warner transforme The Borough (désignant en général un quartier et plus particulièrement le titre du livre de George Crabbe ayant inspiré ce livret de Montagu Slater) en un village de pêcheurs britannique décadent et délabré, rempli de cônes de circulation, de boîtes en plastique jetées au hasard, de détritus de toutes sortes et d'une population hypocrite de cruels et de fanatiques. Les costumes contemporains dans l'esthétique des chaînes de magasins à bas prix touchent eux aussi la cible avec une précision sauvage. Certains membres du chœur qui nargue Peter Grimes sont vêtus de treillis, enveloppés dans, ou tatoués avec le drapeau du Royaume-Uni ou de l’Angleterre (résonnant bien évidemment avec le Brexit et les montées du nationalisme, dans le propos au laser de la metteuse en scène britannique engagée). La scène jonchée de détritus contraste avec l'arrière-plan de la mer, immuable jusqu'à ce que Peter Grimes se dirige vers elle et s'éloigne de la vie dans les derniers moments de l'œuvre. La production est très richement éclairée par Peter Mumford, depuis l'austérité douloureuse jusqu’au sombre et à l'inquiétant.
Le prologue (racontant la mort du premier apprenti de Peter Grimes, William Spode) est ici présenté comme le rêve de Grimes. La scène fonctionne en elle-même mais cette production refusant de la montrer comme une scène de tribunal (longue tradition dans laquelle Britten puise pourtant avec éloquence), la paranoïa et le délire qui caractérisent le personnage de Peter Grimes deviennent moins évidents. Il est de surcroît difficile d’imaginer comment Deborah Warner a pu penser à un univers onirique en écoutant la musique du prologue. D’autres interrogations surgissent avec les apparitions aléatoires du "voltigeur", Jamie Higgins indiscutablement virtuose en son art mais ajoutant une complexité à cette intrigue déjà chargée. Clairement conçu pour représenter un homme qui se noie, le doute plane sur le fait qu’il puisse être un souvenir du premier apprenti ou une prémonition du destin de Grimes, ou autre.
La distribution londonienne est en grande partie identique à celle ayant inauguré cette coproduction au Teatro Real de Madrid l’année dernière, mais Allan Clayton dans le rôle-titre est ici rejoint par deux solistes britanniques pour former un trio masculin (d)étonnant. Allan Clayton impose durant toutes ses interventions la puissance de son incarnation (déployant ce caractère de paria paranoïaque), la puissance de sa voix et de son souffle immense, mais tempérée par l'expérience des rôles mozartiens et une voix de tête s’élevant avec ravissements. La fameuse chanson "What harbour shelters peace?" (Quel port abrite la paix ?) est livrée avec la lumière glaciale sous-tendant toute la performance de l’interprète, qui assume de surcroît le moment clé de l’œuvre : Clayton fait non seulement taire toute l’auberge du Boar mais suspend aussi le souffle de la salle comble.
Ce public a aussi le droit à Bryn Terfel pour incarner le Capitaine Balstrode qu’il chante depuis bientôt trois décennies (il l’incarnait pour la première fois sur cette même scène en 1995). Son autorité vocale s’appuie sur une force inflexible à travers toute la gamme, une articulation claire et un contrôle subtil de la dynamique, le tout associé à sa fameuse et non moins impressionnante présence scénique.
Le trio masculin est complété par le Swallow de John Tomlinson. Les surtitres ne se déclenchent ici qu'après un délai technique, mais ils rappellent en cela même combien ils sont inutiles avec une telle diction (même dans les premières lignes anguleuses). Cette proximité vocale est renforcée par l’effet dramatique d’un chant traduisant l’âge et la douleur du personnage (surtout dans les scènes de fête, jouant l'ivresse).
Jacques Imbrailo serait ailleurs une tête d’affiche (il tenait ici même le rôle-titre de Billy Budd en 2019 également mis en scènes par Deborah Warner), mais il incarne l'apothicaire et charlatan Ned Keene. Sa voix puissante sur toute la gamme et sa dynamique incisive donne toute sa vitalité au personnage. Les rôles secondaires de Hobson, Horace Adams et Bob Boles sont tous, très campés, ici aussi (loin d’être relayés comme ailleurs à des places marginales). Stephen Richardson rend avec sa basse l’obstination de ce premier personnage, James Gilchrist met son ténor au service d’un caractère grinçant hypocrite, John Graham-Hall déploie une plus grande étendue avec aisance.
Les femmes du “Borough” jouent un rôle secondaire, mais non moins présent. Rosie Aldridge en Mrs Sedley contribue à l’humeur d’hypocrisie mais avec un naturel insouciant (provoquant la tragédie par ses intrusions). Son mezzo-soprano doux soutient ses lignes avec style, caractères et conviction. Auntie, la propriétaire de la taverne, assume son rôle pivot par le mezzo de Catherine Wyn-Rogers. Ses habitudes dans le répertoire de Wagner et Strauss se retrouvent dans des registres inférieurs bien articulés, lui donnant cette autorité lugubre attendue du personnage et de sa représentation. Ses deux nièces, souvent présentes sur scène mais aux parties vocales assez limitées sont chantées par Jennifer France et Alexandra Lowe (cette dernière membre du programme pour jeunes artistes Jette Parker). Toutes deux savent aller au-delà de leurs paroles et caractères gémissants, contribuant notamment avec une richesse délicieuse aux ensembles. La soprano Maria Bengtsson est une spécialiste de Mozart, ce qui confère à son interprétation d'Ellen Orford des lignes fluides et un phrasé mélodieux, avec un timbre de qualité constante jusqu'au sommet du registre.
L'Orchestre maison dirigé par Mark Elder donne constamment le ton et interprète la partition avec lumière, finesse et précision : assumant la place centrale de cette fosse protagoniste avec ses chefs-d'œuvre en soi que sont les Sea Interludes et la Passacaglia. L’ensemble est également porté par le Chœur maison (préparé par William Spaulding) brossant toutes les couleurs vocales allant de l'indignation bigote à la dévotion hypocrite.
Le public offre un accueil très chaleureux au spectacle.