La Chauve-Souris démasquée par les étudiants du Conservatoire de Paris
Emblème de légèreté, c’est pourtant dans une période sombre que La Chauve-Souris fut composée, juste après le krach boursier de 1873, et un directeur de théâtre aurait affirmé alors combien « Les gens ont besoin d’échapper à cette vie misérable ». Ce besoin prend encore tout son sens aujourd’hui car, bien que pouvant ôter les masques, c’est sur fond d’une actualité anxiogène de guerre en Ukraine que le public vient assister à cette opérette pétillante.
Ce projet permet aux étudiants de se confronter aux exigences de la scène en étant encadrés par une équipe pédagogique importante incluant plusieurs départements : les disciplines vocales et instrumentales, les études chorégraphiques, le service audiovisuel, la classe des métiers du son, celle des métiers de la culture musicale (qui réalise les textes du programme), le tout secondé par une équipe de production et technique.
Le choix de cette opérette à la thématique quelque peu datée (critique de la bourgeoisie du XIXème siècle aspirant à une vie de plaisirs) offre cependant une grande variété d’approches théâtrales : chant, dialogue parlé, mime, jeu, danse… que les jeunes interprètes s’approprient avec bonheur. Les nombreux travestissements des personnages, facilités par l’apparition d'une penderie descendant des cintres, sont autant de possibilités d’incarnation de rôles, le tout vu par Nicola Raab comme « une mise en abyme du travail même d’incarnation que réalise chaque chanteur dès qu’il aborde un rôle… À travers le jeu de rôle, c’est une quête d’identité qui est menée. »
La drôlerie des situations de cette farce boulevardière est soulignée par la mise en scène, comme par exemple le fait qu’il faille aller bouger l’antenne d’une pseudo télévision, ou taper dessus pour que la musique commence. Symbolisant le confort bourgeois, des canapés occupent la scène permettant aux interprètes de s’y vautrer, de grimper dessus et, placés côte à côte chez le Prince Orlofsky, ils soulignent la difficulté de communiquer lors de ces grandes fêtes où pourtant tout le monde peut faire « chacun à son goût ».
Cependant la gaieté de l'œuvre est surtout portée par la musique de Johann Strauss fils qui vint confirmer l'entrée de la valse dans le domaine de la musique savante. Lucie Leguay en offre une interprétation incisive et énergique, proposant des tempi vifs que nul rubato ou point d’orgue intempestifs traditionnels ne vient ralentir ou contrarier. Elle stimule l’orchestre formé par les élèves du conservatoire de Paris par une gestique précise et indique clairement les changements de tempo. Dans le respect de la partition, le ballet du second acte est préservé, et, créant un lien entre la période de composition et aujourd’hui, il prend la forme d’un clip vidéo. Des danseurs évoluent sur une chorégraphie de Bruno Bouché sur des bribes de valses revisitées par un travail électroacoustique d’un effet saisissant, telle une vision spectrale.
Le choix de la version chantée en allemand avec des textes parlés en français réduits à l’essentiel plonge l’auditoire dans un tourbillon d’airs connus et de danses envoûtantes. Les chanteurs retenus ont été choisis parmi un casting du conservatoire, certains ayant déjà mis le pied à l’étrier du métier d’autres faisant leur grand début. Tous présentent des qualités vocales indéniables répondant au niveau d’exigence de la partition menée grand train par la cheffe.
Le ténor Benoit Rameau incarne Eisenstein, dans une grande aisance scénique et une expertise vocale assurée. Sa voix au médium grave développé (le rôle est parfois chanté par des barytons) se module selon qu’il interprète le mari jaloux, le séducteur, l’éméché. Si son allemand manque quelque peu de relief, l’énergie ne lui fait jamais défaut. Il mime même la scène fondatrice de l'œuvre (il a ridiculisé son ami le notaire Dr. Falke en l’obligeant un jour à traverser la ville déguisé en chauve-souris) avec grand bonheur. Ce dernier est interprété par le baryton Matthieu Walendzik qui élabore sa vengeance d’une voix puissante, richement timbrée. Son phrasé majestueux et nuancé épouse au plus près les inflexions de la langue et sa présence théâtrale est digne du manipulateur qu’il incarne.
La mezzo-soprano Floriane Hasler éblouit en prince Orlofsky de par sa maîtrise vocale alliée à un timbre lumineux et précis. Déjà riche d’une expérience professionnelle, elle montre une assurance sans faille et une puissance revigorante lorsqu’elle entonne l’hymne au champagne. La soprano Parveen Savart prête au personnage de Rosalinde sa voix charnue au vibrato seyant. Dans un grand lyrisme, elle interprète la Csárdás (danse hongroise), affirmant des graves présents et des aigus projetés. Sa présence scénique, quelque peu retenue au premier acte, s’affirme ensuite et elle démasque son mari avec assurance et volupté. Sa femme de chambre, Adèle (qui sera confiée pour les dates suivantes à Marie Lombard), est interprétée par la soprano Clémence Danvy. Sa voix, légère et corsée à la fois, impose une forte présence soutenue par une agilité précise et des aigus étincelants. Cependant sa théâtralité demeure retenue, gardant son sérieux lorsqu’elle se moque du marquis et aussi lorsqu’elle doit montrer ses talents pour devenir une actrice.
La Chauve-Souris par Nicola Raab | (© Ferrante Ferranti - CNSMDP) |
YeongTaek Seo incarne Alfred l’amant de Rosalinde, tout en charme. Son ténor lyrique léger épouse des phrasés souriants et son émission facile traduit toute l’insouciance du personnage. Bien que sa prononciation de l’allemand reste perfectible, sa prestation demeure rayonnante. Aymeric Biesemans, baryton, s’amuse à jouer Frank, le directeur de la prison, et il intervient avec humour dans les ensembles à l’instar de la soprano Thaïs Raï-Westphal qui interprète le rôle de la danseuse Ida avec beaucoup d’entrain, ainsi que du ténor Lancelot Lamotte qui bégaie à merveille dans le rôle de Blind l’avocat incompétent. Le rôle parlé de Frosch est joué par Sébastien Dutrieux qui détonne par son caractère désabusé et mécontent (dans l’esprit de sa parenthèse dramaturgique).
Les quinze chanteurs du Chœur du Conservatoire de Paris préparé par Catherine Simonpietri unissent leur voix dans un son éclatant. Il participent également au jeu dans une énergie parfois vindicative (notamment lors de l’hymne au champagne).
« Le champagne étant coupable de tout ce qui arrive », c’est ivre de notes dansantes que le public acclame les artistes à force de cris et de bravooo !