Bach en trois temps par Pichon & Pygmalion à Bordeaux
La première fresque de l’édifice dépeignant trois moments décisifs de l’existence terrestre et céleste du Christ, est consacrée à la Nativité, avec des extraits de l’Oratorio de Noël, interpolés de fragments d’arias et d’une pièce, à l’écriture archaïsante, de Praetorius (remontant un siècle avant Bach et pour un chant de Noël traditionnel). Les deux soirées suivantes seront consacrées, respectivement, à la Passion (celle de Saint Jean), puis à la Résurrection et à l’Ascension, avec les deux oratorios correspondants.
Le triptyque s’ouvre ainsi à l’Auditorium de Bordeaux avec un assemblage réalisé par Raphaël Pichon, habitué à ces démarches rafraîchissantes et d’exploration, de respect et d’érudition. Le Directeur musical Pichon s’implique autant dans la conduite musicale que dans la conception du projet. Son corps entier attire à lui l’avancée des masses sonores (chœur et orchestre) comme les délicates textures des arias et des petits ensembles. La gestique est souplement virtuose, aux mouvements fins et nets de calligraphe.
Les teintes des instruments anciens de l’Ensemble Pygmalion, accompagnent autant qu’elles nourrissent et encerclent la demi-douzaine de solistes requise par le programme, dialoguant avec eux par des interventions concertantes, à commencer par celle de la première violoniste, Sophie Gent. La section festive des cuivres et timbales joue sa partition avec l’ardeur qui convient, tandis que celle du continuo sécrète le lit de l’harmonie avec constance. Mais c’est le travail des bois, en grande conversation avec les voix solistes, qui produit le tanin le plus rond et les arômes les plus subtils. Le chœur entonne ses chorals comme il incarne les personnages collectifs de foules diverses. Une mise en espace les conduit à cheminer selon de lentes et géométriques processions, afin de croiser les pupitres et d’en extraire de subtils ou jaillissants effets stéréophoniques mais toujours avec la précision des accords verticaux et des entrées fuguées. La transparence, demandée et obtenue par le chef, rend d’autant plus saisissants les crescendi et diminuendi distincts selon les pupitres.
Les lumières de Bertrand Couderc auréolent les protagonistes de la scène avec soin, comme s’ils surgissaient des limbes pour délivrer leurs bonnes paroles chantées. Il travaille les ambiances, crues ou mordorées, en coïncidence avec les séquences musicales, inquiètes ou jubilatoires, qui s’enchaînent comme une seule et même longue narration. Le noir total, celui d’avant la Genèse et du retour au chaos, encadre le spectacle.
Les personnages solistes ont tous la grandeur et l’humilité qui convient à l’esprit liturgique du Cantor de Leipzig (surnom de Bach). Le ténor Julian Prégardien endosse le rôle narratif de l’Évangéliste, qui, dans les oratorios et les passions, distribue la parole au chœur et aux chanteurs solistes incarnant les personnages. Le timbre du ténor imprime son empreinte profonde d’autant qu’il prend très à cœur sa fonction, en déclamant ses parties avec toute une palette dynamique faite de murmure et d’intensité, de calme et de rebonds. La voix est longue, la projection ne heurte jamais l’oreille, même lorsqu’il charrie toute la fureur du texte, ou la plainte déchirante dans une grande théâtralité.
Le baryton-basse Christian Immler prête son noir instrument tour à tour à Pilate, à l’évangéliste Jean, ainsi qu’à un garde. Il s’impose en maître des profondeurs avec un timbre corsé, aux résonnances ténébreuses de crypte, mais éclairées par une flamme incandescente et comme parfumée d’encens. Le bas de la tessiture est toujours ourlé d’une lumière précise, qui vient pulser ses longues parties vocalisées avec longueur de souffle, contrôle des dynamiques, et agilité de l’articulation. Jésus reçoit l’incarnation juvénile mais empreinte de majesté du baryton anglais Huw Montague Rendall. La tessiture ombrée évoque le poids pesant sur les épaules de l’enfant divin, tandis que le débit d’air nerveux fait scintiller ses voyelles avec une précision d’orfèvre (le tout renforcé par sa diction et sa déclamation claironnante). Le ténor Laurence Kilsby se détache un instant du chœur pour incarner un garde (dans un duo d’une grande fluidité avec Huw Montague Rendall). La voix claire, sereine et flûtée s’enlace aussi à celle de Jésus, qui toutes deux contrastent harmonieusement avec l'inquiétude du violon solo.
Chez les personnages féminins, la soprano chinoise Ying Fang perce le silence avec un timbre de vitrail. Elle donne voix à Maria Jacobi, puis à une âme avec clarté et puissance. Son art du son filé, progressivement amplifié, s’allie à l’habileté avec laquelle elle parsème le texte liturgique d’éclats en fonction de son sens, le tout avec un soutien et un legato de grande tenue. Sara Mingardo, annoncée souffrante, est remplacée en ce premier soir par la contralto néerlandaise Helena Rasker. Elle campe avec une majesté altière une Marie Madeleine accomplie, charnelle, ainsi qu’une âme. Son instrument est ample, telle une colonne marbrée mais souplement torsadée, à laquelle les chœurs viennent s’amarrer. Elle fait grand usage d’un vibrato qui permet à l’émission de doucement poitriner, avec délicatesse et gravité.
Le public, fidèle à cette formation et à son fondateur (en résidence à Bordeaux depuis plusieurs années), salue le premier volet du spectacle avec ferveur, tandis que l’ensemble des protagonistes reçoivent, sous les gestes précis de leur chef, leur part respective d’applaudissements.
Bach et la Vie du Christ par Pichon et Pygmalion à Bordeaux en trois temps, trois vidéos intégrales et trois comptes-rendus Ôlyrix :
1. Nativité 2. Passion 3. Résurrection-Ascension