Entrée macabre et sensuelle de Thaïs en français au répertoire de La Scala
Dès la deuxième saison de son mandat, le Surintendant français de La Scala de Milan, Dominique Meyer, imprime donc sa marque en défendant le répertoire plus rare de Massenet.
La lecture du metteur en scène Olivier Py est iconoclaste et dantesque, l’intrigue (située dans le livret à Alexandrie au IVe siècle) est ici transposée dans les Années Folles. Deux mondes s’affrontent effectivement (ici comme dans le livret) : celui de l'austérité religieuse d'Athanaël (ici représenté par l’architecture uniforme d’une façade d'église et un long mûr en briques grises rappelant les édifices protestants flamands, le tout fondu dans la grisaille des nuages projetés en fond de scène), et d'autre part l'univers voluptueux de Thaïs (ici chanteuse de cabaret vouée au culte de Vénus). Ce milieu licencieux et interlope côtoie celui de la prostitution dans cette maison sur trois étages : tel un purgatoire ou un enfer hébergeant la mort elle-même (La Charmeuse vêtue en costume de squelette). L'Enfer de Dante est nommément cité, les premiers mots en étant imprimés sur la façade du cabaret : Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura che la diritta via era smarrita (Au milieu du chemin de notre vie je me retrouvai par une forêt obscure car la voie droite était perdue). Cet avertissement concerne bien entendu Thaïs, mais aussi l’ascète Athanaël ébranlé dans sa foi et embrasé par la passion amoureuse. Olivier Py rejoint en outre Anatole France (l'auteur du roman Thaïs) dans son scepticisme anticlérical, mêlant images ecclésiastiques et licencieuses.

Marina Rebeka aborde le rôle avec une grande voix vigoureuse, projetée au loin. Si l'émission est d’abord dosée, elle gagne graduellement en intensité, proposant des aigus et suraigus solides, perçants et coupants. La ligne modérément vibrante vacille par moments sur la tonalité, mais elle reste suave dans les piani, comme en atteste son finale, l'air mourant sur le thème de la "Méditation" entonné avec la pieuse tendresse d'une convertie devenue sourde aux supplications amoureuses d'Athanaël.

Ludovic Tézier a hélas dû déclarer forfait pour se remettre pleinement du Covid (lui qui incarnait Athanaël avec Marina Rebeka à Monte-Carlo l'année dernière et qui reprendra ce rôle le 9 avril au TCE). Il est remplacé par le baryton américain Lucas Meachem, en moine à costume sombre (sans toge ni soutane) qui diffuse une sonorité pleine et enfumée, mais ensoleillée par un timbre soyeux. Ce cénobite renie sa patrie avec passion et ardeur, dans un français assez soigné. La justesse est toujours en place malgré les mouvements animés sur le plateau, alors que l'émission dans les graves est moins épaisse et parfois voilée par la fosse (à la différence des cimes, plus épanouies).

Le ténor Giovanni Sala incarne le proxénète Nicias. Il joue avec conviction ce personnage diabolique en lui prêtant une voix sonore dont la projection est plutôt rectiligne, quoique vaguement oscillante. Ses couleurs lyriques résonnent fort, appuyées sur les capacités pulmonaires considérables d'un instrument qui maintient jusqu'au bout tous ses attributs vocaux.

Caterina Sala (sœur de Giovanni) interprète Crobyle, esclave ici prostituée. Sa voix de soprano stable et nourrie a une sonorité pénétrante, mais plus distincte dans les duos avec sa collègue mezzo Anna-Doris Capitelli. Cette dernière, en Myrtale, manquant d'une assise plus assurée et étoffée, mise plutôt sur ses aigus où sa prononciation sonne clairement et précisément. Toutes les deux expriment une souplesse subtile dans leurs rires démoniaques, ainsi que dans les sections plus tendres et mélodieuses.

La mezzo-soprano ukrainienne Valentina Pluzhnikova chante Albine d'une voix hautement vibrée qui nuit cependant à la netteté et stabilité de la projection. Son tissu sonore est toutefois arrondi et de velours, mais sans le soutien d'un fond charnu. La Charmeuse de Nicole Wacker, presqu’une allégorique incarnation de Thanatos colore nonobstant son soprano leste et précis, mais le phrasé est un peu raccourci et manque de finesses. Enfin, la basse coréenne Insung Sim traduit par la sobriété de son interprétation la sagesse du prêtre Palémon. Le timbre est sombre, l'émission vibrante et le français s'avère bien articulé jusqu'aux nasales.

Lorenzo Viotti dirige avec engagement et passion l'Orchestre de La Scala. Cette partition qui se rapproche du style debussyste est dominée par la suavité des cordes, dont les lignes s'enchevêtrent harmonieusement en des polyphonies tantôt douces tantôt dramatiques. L'emphase de la tendresse et de l'élégance se résume dans la Méditation pour violon solo, sur laquelle un duo de danseurs offre un numéro sensuel et macabre à la fois. Les choristes se démarquent par un ton chaleureux et satiné, notamment les ténors, précis et en place tant avec l'orchestre qu’a cappella.
La température monte vers la fin et la soirée se referme par un feu sur la scène et la fougue en fosse, suscitant de vives et chaleureuses réactions de l'auditoire à l'issue du spectacle.
