Jérôme Boutillier incarne Hamlet d’Ambroise Thomas à Saint-Etienne
Alors que les représentations d’Hamlet dans la mise en scène de Cyril Teste se poursuivent à l’Opéra Comique avec Stéphane Degout et Sabine Devieilhe, l’Opéra de Saint-Etienne affiche une excitante nouvelle production de l’ouvrage d’Ambroise Thomas. Nicola Berloffa pour la mise en scène et les costumes en lien avec ses collaborateurs (Aurelio Colombo et Gabriele Moreschi pour les décors, Valerio Tiberi pour les lumières), propose une version assez concentrée du drame inspiré de la pièce de Shakespeare. Le rideau se lève sur la salle d’apparat du Palais d’Elseneur qui voit le mariage de Gertrude, mère d’Hamlet, avec son beau-frère le nouveau Roi Claudius, qui succède à son époux disparu tragiquement (notre dernière série Air du Jour vous présente tous les personnages avec leurs interprètes). Ce décor unique se métamorphose au gré des scènes et de l’action, se parant simplement de quelques accessoires et bénéficiant des lumières élaborées par Valerio Tiberi qui déterminent précisément l’ambiance souhaitée. Les riches costumes des femmes, les habits et uniformes des hommes, ne dessinent pas une temporalité bien particulière, mais s’inscrivent dans une continuité que la magnifique robe vaporeuse blanche à l’entrée d’Ophélie caractérise au mieux. Un être pur et virginal paraît ainsi au milieu de cette cour corrompue et vengeresse : la folie semble alors pour la jeune et fragile Ophélie la seule porte de sortie. Dans l’intervalle des actes, Dino Longo Sabanovic propose sur le rideau de scène des projections vidéos relativement discrètes basées sur des paysages de forêts et surtout sur une source rafraichissante que des trainées de sang viendront bientôt troubler. Nicola Berloffa a volontairement mis l’accent sur les rapports transgressifs et venimeux des personnages, avec une vision assez sombre de l’ensemble. Les déplacements des solistes et des chœurs apparaissent toujours fondés, précis. La seconde scène de l’acte II qui voit la représentation de la pièce Le meurtre de Gonzague par une troupe de comédiens devant le Roi et la Reine, retraçant l’empoisonnement du feu Roi, voit Hamlet comme basculant dans le délire et la folie. Forte et percutante, elle glace le sang par sa force expressive et sa réalité puissamment dramatique.
Cette scène bénéficie, il est vrai, de la présence de Jérôme Boutillier -très sollicité au plan physique par le metteur en scène-, qui ne cesse de bondir et de réagir. Le baryton français (qui nous parle en interview de sa saison aux six prises de rôles) aborde Hamlet avec une sincérité confondante et une volonté de chaque instant. Dans ce rôle un peu plus aigu que ses incarnations habituelles, il délivre comme une leçon de chant avec une puissance en salle indéniable et percutante. Son grain de voix mordant et riche de couleurs diversifiées, sa facilité dans l’aigu, son sens du phrasé, de la nuance, la tenue d’un souffle qui parait ne jamais devoir s’épuiser, le legato étudié mais naturel, fondent une prestation qui n’apporte visiblement que bonheur aux amateurs de beau chant français présents en salle. Cette prise de rôle voit ainsi le baryton Jérôme Boutillier franchir une nouvelle étape décisive de sa déjà riche carrière et rejoindre un cercle très fermé.
À ses côtés, effectuant également sa prise de rôle, Jeanne Crousaud annoncée encore souffrante d’une laryngite, incarne une Ophélie fraîche et aérienne que sa minceur semble rendre encore plus vulnérable, notamment dans la grande scène de la folie. Cette dernière lui permet de dévoiler un aigu et un suraigu de belle facture, une ligne de chant élégante et raffinée, même si le matériel vocal demeure un peu limité, mais toutefois suffisant pour la scène de Saint-Etienne.
Le baryton coréen Jiwon Song incarne Claudius, sans presque une trace d’accent, d’une voix vigoureuse et bien timbrée, qui peut encore sans conteste s’affirmer. Emanuela Pascu impressionne dans le rôle de la Reine Gertrude. Voix de mezzo-soprano large et à l’ambitus imposant, elle s’empare du rôle avec autorité et une ardeur communicative. Certains changements brusques de registres peuvent toutefois surprendre, mais sa présence scénique, notamment à l’acte III qui voit Hamlet accuser sa mère et face à un Jérôme Boutillier transcendé, constitue indéniablement un des moments particulièrement forts de la soirée.
Jérémy Duffau campe Laërte d’une voix de ténor agréable, à l’aigu aisé, tandis que Thomas Dear (le Spectre), placé en fond de salle, déploie une voix de basse imposante et faucheuse. Le ténor Yoann Le Lan (Marcellus) et le baryton Jean-Gabriel Saint-Martin (Horatio), imposent tous deux une réelle présence scénique, le premier un peu timide encore, le second plus ardent au plan strictement vocal. Le baryton Thibault de Damas complète avec soin la distribution dans le rôle un peu ingrat de Polonius, père d’Ophélie et de Laërte, voix bien caractérisée, tandis que les deux fossoyeurs sont interprétés par le baryton-basse Antoine Foulon, qui impose un timbre et un caractère bien présents, et par le ténor Christophe Berry, autre belle voix qui se fait plus que remarquer malgré la brièveté du rôle.
Toutes les répétitions du spectacle se sont déroulées, tant pour les solistes que pour les chœurs, avec un masque. De fait, la première des trois représentations programmées voyait les solistes se produire au naturel et chanter enfin à pleine voix. Jacques Lacombe, à la tête de l’Orchestre Symphonique de Saint-Etienne Loire, en professionnel, s’est plus qu’accommodé de cet état de fait, donnant une lecture vigoureuse et affirmée de la musique d’Ambroise Thomas, sans alanguir le propos ou le surligner. L’Orchestre se révèle d'une constante justesse et précision tout au long de la représentation tout comme le Chœur Lyrique Saint-Etienne Loire (toujours masqué), préparé avec soin par son chef, Laurent Touche. Un public attentif, constitué pour partie de jeunes préparés à l’ouvrage au sein de leur école, réserve un accueil enthousiaste à la représentation et tout particulièrement à Jérôme Boutillier.