Rigoletto (peu) participatif à l'Opéra de Rouen
C'est désormais une tradition bien établie, Rouen propose chaque saison un opéra participatif et en est déjà à son douzième projet, avec Rigoletto, après Tistou les pouces verts d'Henri Sauguet, Le Barbier de Séville (Rossini), Carmen de Bizet (qui est d'ailleurs repris durant ce même week-end à l'Opéra Grand Avignon désormais dirigé par Frédéric Roels qui a lancé l'opéra participatif à Rouen), Les Petites Noces de Figaro (Mozart). L'Elixir d'amour a hélas dû être donné à huis clos l'année dernière, au Théâtre des Champs-Élysées où le spectacle se rend traditionnellement après Rouen (ce sera également le cas pour ce Rigoletto).
Comme les quatre dernières années, c'est un grand classique du répertoire qui est choisi, adapté en opéra participatif et traduit en français (ici par Henri Tresbel). L'œuvre est bien entendu concentrée en 1h15 et réduite en personnages (quoiqu'à peine ici : ils sont tout de même 10, mais peu présents hormis les trois protagonistes).
Comme pour Carmen, Reine du cirque en 2019 l'adaptation, ici renommée "Rigoletto ou les mystères du théâtre" (réalisée par la même équipe que L'Elixir l'an dernier) se veut une mise en abyme pour atténuer la violence du propos : le spectacle est joué par une troupe (d'ailleurs plutôt de commedia dell'arte) ajoutant une seconde distance au drame. Cette troupe de théâtre ambulante est nommée la "Compagnie du Duc" alors que son lien au Duc de Mantoue n'est pas du tout montré, au contraire tant cette adaptation est centrée sur Rigoletto. La mise en scène doit ajouter des passages parlés et un narrateur (seul amplifié avec un microphone, mais très fort pour passer l'orchestre sur lequel il parle), très insistant, pour venir rappeler qu'il s'agit d'une mise en abyme. Rigoletto doit également répéter plusieurs fois qu'il souffre de revivre la même histoire tous les soirs car en-dehors de ces explications répétées, rien n'indique qu'il ne s'agit pas tout simplement d'une représentation de Rigoletto traduit et raccourci (surtout pas l'investissement des solistes qui vivent le drame pleinement). Un objet apparemment fait pour montrer une prise de recul est certes présent sur scène avant même le début du spectacle et à la fin : il s'agit d'un pantin qui remplace Gilda dans la malle pour atténuer un peu l'horreur de la scène finale. Sauf qu'avant cela, ce mannequin est très peu utilisé, il est parfois installé au milieu de la scène mais sans que personne n'y prenne garde, notamment car la Gilda de chair et de pleurs est belle et bien là (Gilda humaine qui danse même avec le mannequin au moment de son enlèvement, ajoutant à la confusion).
Les passages participatifs (comme d'habitude dirigés par Jeanne Dambreville) sont peu nombreux, courts et difficiles dans tous les sens du terme. Sur le plan musical, les rythmes sont rapides, très articulés avec d'amples ambitus, concluant notamment les ensembles (de fait, la salle chante discrètement, beaucoup en suivant le rythme mais sur une seule note, le fait que les spectateurs soient masqués n'aidant certes pas). Sur le plan dramatique, les enfants (et leurs parents) doivent incarner les personnages inconstants ou malfaisants, chantant notamment : "Qu'au plaisir on s'abandonne", "Si tu continues tu vas perdre ta tête", "Arrête vieillard ou ta mort est certaine", "Ton heure fatale, bientôt va sonner", "En silence volons son amante"... Les kids sont donc ici du côté des kidnappeurs.
Les spectateurs peuvent toutefois s'en donner à cœur joie sur le chœur des courtisans même si de nombreux accents toniques de la langue française ont été mal placés sur ceux de la musique (sauf "Ce gros bouffon sera puni !").
Cependant, le public ne chante pas avec le ténor le fameux air La donna è mobile (qui est étonnamment déplacé vers la fin de la partition, juste avant le quatuor Bella figlia, et le crime représenté en ombres chinoises pétrifiées). Le ténor le chante néanmoins, et fait donc rimer seul femme volage avec peu sage, femme légère avec mensongère (tandis que des spectateurs, entre enthousiasme et déception, sifflotent ces si fameuses notes). Et puis finalement, le spectacle ajoute un postlude, après la mort du pantin Gilda, où la scène se rallume et tout le monde est heureux de sortir de la mise en abyme : le public peut alors chanter sur l'air de La donna è mobile, "Chantons ensemble, fini le drame, les cris les larmes, Et maintenant, on applaudit".
La participation moindre du public est donc due aux choix des morceaux participatifs qui auraient pu être bien plus déployés et auraient pu servir par exemple à dialoguer avec les solistes, pour les encourager, les confondre ou les réconforter. Mais elle est aussi due aux interprètes qui plongent le public en spectateurs dans ce drame. Le plateau est toujours animé par les comédiens, en costumes à la fois d'époque et fantasques, qui bondissent en tout sens, déplacent et replacent les accessoires du théâtre (certes incessamment et souvent pour remettre plusieurs fois les mêmes choses à la même place). La scène finale fait toutefois le choix judicieux (et très intéressant pour les spectateurs) de montrer la machine à vent faisant la tempête sur scène et de faire descendre les nuages des cintres comme dans une fabrique de théâtre baroque.
Florent Karrer (qui participait également à l'initiative ambulante des Chorégies d'Orange : "L’Elixir d’Amour: Beau comme un camion !" en Belcore) incarne un Rigoletto de théâtre parlé autant que d'opéra. Entièrement investi dans son personnage, il transmet avec toute la limpidité voulue pour ce public le double caractère du bouffon et du père, d'un chant rond et claironnant. La voix se plaçant de plus en plus en-dehors, laisse toutefois penser que la fatigue se ferait ressentir dans une version intégrale de l'œuvre.
Emy Gazeilles chante Gilda comme pour une version traditionnelle du Rigoletto de Verdi (d'autant que ses arias parmi les plus belles sont conservées, et que son jeu parlé est en retrait). Son aigu vibrant et fruité traduit à la fois la candeur et le désir pour le désir. Son articulation appuie et glisse sur les consonnes comme les voix d'autrefois, avec une clarté de prononciation déliée. En Duc de Mantoue, la voix de Diego Godoy est passablement engorgée mais sait monter jusqu'aux aigus avec son timbre pincé et son placement couvert. Les sommets menacent d'abord de déraper quand ils sont longs, mais ils s'affirment à mesure que la soirée avance, tout comme l'agilité projetée des vocalises.
Monterone a la voix tendue de Nathanaël Tavernier mais car il traduit l'outrage qu'il subit. Le volume n'est pas pleinement à la hauteur de cette intensité et son articulation noble dessine un autre caractère que la malédiction qu'il lance (mais un caractère lyrique assurément, avec son phrasé intense). Pourtant, il campe également Sparafucile et, passant de la victime au bourreau, la grande éloquence de sa voix sombre est placée et chantante dès le parlé. Marion Lebègue est habillée en cantatrice et même en castafiore de cabaret pour incarner la Comtesse Ceprano et Maddalena mais elle offre sa voix lyrique, un peu voilée dans l'arioso, en creusant ses graves dans les passages plus chantés.
Les trois derniers rôles sont encore plus réduits dans cette adaptation, notamment le Comte Ceprano avec le baryton-basse en retrait mais juste d'Hugo Santos, la voix entrecoupée par ses accents mais articulant bien les voyelles de Benoît-Joseph Meier en Borsa et la noble rondeur vocale du Comte Marullo par Sévag Tachdjian.
L'Orchestre maison suit la direction impliquée et attentive de Victor Jacob, mais le rendu sonore est assez ténu. Cela permet toutefois aux solos émouvants de ressortir d'autant mieux.
Le public très heureux applaudit fortement les artistes mais sans les rappeler, sans forcément se rappeler non plus des airs chantés : les parents sifflotent en sortant l'air de La donna è mobile, sur lequel des enfants chantent "1 2 3 456 7 8 9 101112" !