Les Pêcheurs de perles sur l'île de la télé-réalité à Genève
"Les Pêcheurs de perles : The Challenge", tel est le nom de l'émission de télé-réalité (avec pour logo des perles enflammées dans des huîtres), entre épreuve de Survivor et Île de la tentation, qui est filmée tout au long de cet opéra. Restez Connectés ! intime la projection vidéo au public à l'entracte. La mise en scène est ainsi une mise en abyme et même une double : une équipe de tournage placée devant les personnages/participants les filme et les dirige, tandis qu'un immeuble empli de téléspectateurs regardant cette émission et réagissant comme devant un match de foot est visible en fond de scène, derrière un panneau translucide rappelant les écrans réfléchissant les lumières des projecteurs sur les plateaux.
La mise en scène met ainsi en abyme et en parallèle la fascination pour les histoires exotiques à l'époque de Bizet et celle de notre époque pour les îles lointaines où sont filmées des rivalités claniques et amoureuses (qui sont le sujet de cet opéra). La lecture de Lotte de Beer se maintient ainsi durant toute l'œuvre en sachant s'appuyer sur le texte, du début à la fin : l'élection initiale de Zurga comme chef se fait ici via un vote du public par téléphone, les duos sont des interviews, les grands solos des séances au confessionnal face caméra retransmises sur le grand écran en fond de plateau. La mise en scène sait aussi couper les caméras et le tournage, pour montrer les équipes préparant le plan suivant avec de plus en plus d'autorité : la terrible machine de la télé-réalité vient se refermer sur les participants comme le drame se referme sur les personnages dans cet opéra.

Lorsque Nadir, survivant de l'édition 2019 revenu dans le jeu, veut prévenir Zurga en lui révélant des informations (quand il chante "Zurga doit tout savoir, j'aurais dû tout lui dire"), l'équipe de tournage le convainc de garder le silence et lorsqu'il veut quitter l'aventure, le service de sécurité armé de fusils-mitrailleurs l'en empêche. Leïla et Nadir sont condamnés, pour avoir enfreint les règles du jeu, par la production qui se précipite pour filmer leur union coupable devant une réplique de temple hindou et faire voter le public sur le sort à leur réserver. Les téléspectateurs votent à 91% non pas simplement pour qu'ils soient éliminés, mais exécutés, rappelant le phénomène de société encore actuel qu'est la série Squid Game. D'ailleurs, cette série est nommément citée lors de la vidéo enregistrée qui interroge des citoyens sur "Les Pêcheurs de perles : the Challenge". Ce micro-trottoir, filmé donc pour cette reprise, a beau être une parodie et rempli d'humour noir, il n'en reste pas moins glaçant et renvoie à de tristes réalités de notre société actuelle, les personnes interrogées justifiant l'injustifiable (la mise à mort télévisée des candidats) par des raisonnements pseudo-philosophiques ou par soif de divertissement, y compris cette jeune fille qui regarde l'émission en cachette de ses parents. Finalement, Zurga brûle ici le luxueux car-régie de l'émission, coupant la retransmission et permettant aux amants de fuir, mais les téléspectateurs assoiffés de divertissement sortent de leur immeuble et envahissent le plateau pour immoler eux-mêmes Zurga (l'épreuve du poteau étant ici le bucher dressé avec l'un des mâts d'une maison de pêcheurs, le reste étant devenu du petit bois), le tout en prenant des selfies.

Nourabad est ici le présentateur de l'émission, tenant micro et flambeau. Victime, comme les figurants, de surjeu quand il faut faire semblant de parler et de s'animer, Michael Mofidian prend toutefois pleinement son rôle lorsqu'il peut enfin chanter (tout en tenant et tendant son microphone accessoire), avec son grave ample mais précis. Le médium grave sert d'appui pour le phrasé et les montées vers le médium aigu marqué.

Tout unit et tout sépare les deux protagonistes masculins, dans ce drame, ce jeu et leurs voix. Frédéric Antoun et Audun Iversen (Nadir et Zurga) ont tous deux une voix oxymore entre leur projection impactante et leur rondeur de timbre, ce qui en fait parfois la richesse mais parfois l'hétérogénéité (ils manquent aussi tous deux des graves de leurs parties). Les deux voix se ressemblent ainsi dans leur même diversité, tout comme elles se séparent en accentuant respectivement la caractéristique de chacune des deux tessitures : l'intensité de la couleur pour le ténor, de l'assise pour le baryton. Leur réunion dans le fameux duo ("Au fond du temple Saint") puis leur déchirement amical et amoureux n'en est que plus poignant.

Audun Iversen impressionne aussi en soliste par un sommet aigu puissamment cuivré et intensément sonore. Son Zurga a la voix très animée d'accents et même quelques décrochements de baryténor aigu, le tout nourri par la jalousie, menant vers les accents déchirants de la fin du drame. Il montre ainsi, lui aussi et pleinement, combien le jeu n'a plus rien d'amusant et tourne à l'horreur.

En Nadir, Frédéric Antoun est le seul des quatre solistes à ne pas faire ici sa prise de rôle, mais son médium et mezzo forte peinent à passer la fosse, tandis que l'aigu hésite entre douceur et déploiement (la voix conserve néanmoins un vibrato constant).
Impatiente de pouvoir descendre de son dragon palanquin en bois (grâce à un chariot en métal dès que la prise est faite), Kristina Mkhitaryan déploie en Leïla un phrasé très articulé mais avec un fort accent dans cette langue française. Le large vibrato soutient des élans lyriques vers les aigus et doux vers les graves mais avec de grandes variations sonores dans le volume et la projection. Elle est toutefois très investie dans les sommets de la tessiture et dans son souffle, qui prolonge le lyrisme et la nostalgie de ses phrases, tandis que ses interventions dans le grave annoncent Carmen ("Eh bien ! va, venge-toi donc, cruel !"). Comme ses collègues également portés par la clarté du concept scénique, elle est aussi investie dans le jeu de son personnage : quand elle fait son yoga, tous les téléspectateurs imitent ses mouvements devant leurs postes.

Les choristes maison sont donc séparés dans les cases de leurs appartements, certains agglutinés devant la même télévision, d'autres seuls dans les mansardes en hauteur. De ce fait, ils déploient davantage leurs individualités vocales (notamment les basses très timbrées) mais aussi leurs qualités individuelles de placement sonore et rythmique leur permettant d'être ensemble dans un même immeuble chantant.
La limpidité du jeu orchestral en fosse sert pleinement de "bande-son" à l'émission, mais sous la direction ample et lumineuse de David Reiland elle va évidemment bien plus loin encore, en déployant de fait la clarté raffinée et parfumée de cette musique (hormis quelques glissements de cuivres et dans la justesse aux violoncelles).
Les applaudissements de la salle couvrent encore quelques huées, rappelant le travail accompli depuis 2019 par Aviel Cahn au Grand Théâtre de Genève, et peut-être ce qu'il reste à accomplir jusqu'en 2029.