Turandot par Bob Wilson à Bastille : début de mandat lyrique pour Gustavo Dudamel
Gustavo Dudamel avait dirigé La Bohème de Puccini -version spatiale- en cette Bastille en 2017, une direction lyrique de ce chef réputé pour le symphonique qui avait d'ailleurs impressionné le public et la maison, menant vers sa nomination comme Directeur musical de cet Opéra national de Paris. Le chef avait également déjà célébré ce début de mandat en septembre dernier avec un concert de Gala. Star hollywoodienne (car il dirige également le Los Angeles Philharmonic, et comme le rappellent même les affiches publicitaires jusque dans le métro Bastille annonçant la sortie ce 8 décembre du nouveau film de Steven Spielberg, adaptation de West Side Story dirigée et conseillée par Gustavo Dudamel), le chef vient ici diriger l'ultime opéra -inachevé- de Puccini pour sa première production lyrique dans ses nouvelles fonctions parisiennes. Cette nouvelle étape, rien qu'à en croire l'accueil triomphal du public pour le maestro au début, au milieu et à la fin de la soirée, tient ici encore les promesses de ce mandat, notamment celle de cohérence et de richesse, en fosse, entre fosse et plateau, et dans les voyages culturels et sonores auxquels elles invitent.
Dans cette nouvelle production inaugurée en 2018 à Madrid, le travail de Bob Wilson, depuis toujours très inspiré des théâtres classiques européen et asiatique trouve des résonances esthétiques éloquentes avec Turandot (princesse légendaire chinoise ayant inspiré une fable à Carlo Gozzi au temps de Goldoni, dont Giuseppe Adami et Renato Simoni tirent un livret et où Puccini emploie des musiques traditionnelles d'Asie dans l'opulence du grand orchestre symphonique occidental). L'union de l'Occident et de l'Orient qui réunit livret et musique dans cet opéra les réunit également avec cette mise en scène, d'Ouest en Est comme de Cour à Jardin sur le plateau. Le travail de Bob Wilson retrouve ainsi de nouvelles éloquences, avec son esthétique habituelle, avec ses éléments récurrents (notamment la construction d'espaces géométriques par plans de lumières, en dégradés ou purs aplats, le tout encadré de panneaux noirs et de droits néons) et même des éléments déjà vus quasi littéralement dans d'autres projets, ici même et ailleurs (le haut promontoire côté Cour vers lequel se tournent les regards, une balançoire, un balancement des comédiens, etc.). Le travail des lumières sculpte ainsi toute la narration scénographique, y compris dans le rapport aux costumes (de Jacques Reynaud) : le peuple en fragiles toges et robes noires reste dans le noir tandis que les protagonistes en riches costumes traditionnels et les soldats cuirassés typiques sont illuminés de cercles blancs.
Ce mariage et ce voyage, à travers les continents et les siècles se retrouve avec toutes ses palettes de couleurs à l'Orchestre mariant les teintes lyriques et asiatiques mais aussi latines et même jazzy dans la souplesse glissée des cuivres. Le rebondi des percussions penche même vers une Far-East Side Story (tandis que des échos de cuivres au lointain sonnent même comme L'Opéra de Quat'sous, version Bob Wilson). Toutes ces couleurs et ces accents sont déployés tout au long de la partition par la maîtrise du chef et de ses musiciens. Les teintes et les masses rythmées et sculptées de l'orchestre sont conduites et déployées avec une intense richesse constante.
La claire lumière vocale d'Elena Pankratova en Turandot porte son médium vers l'aigu, mais le suraigu est tendu et le grave effacé, d'autant que la soprano ramène fréquemment le son à elle, baissant jusqu'au menton quand la voix fatigue. Le phrasé très articulé sied au côté cérémoniel du personnage et de la production mais l'empêche de déployer son assise vocale, en saisissant contraste avec la présence visuelle éclatante de sa robe à la coupe traditionnelle mais aussi futuriste, et de couleur rouge (elle est non seulement la seule de cette couleur mais c'est même elle qui imprime ce rouge à tout le plateau exactement comme les motifs musicaux de Turandot s'impriment dans toute cette partition).
Calaf a de Gwyn Hughes Jones le vibrato très ample (comme son phrasé fort arrondi) et l'irrégularité de la projection fait craindre pour l'aigu, qu'il serre ou pour lequel il bascule le son vers l'arrière (la voix est alors peu audible, comme dans les graves). Il affronte néanmoins crânement son grand air, le "Nessun dorma" mais en transformant les mouvements rituels en entraînement de karaté, dans un plateau transformé en forêt arachnéenne qui s'illumine de lampes lucioles au sommet de son air, devant une lumière bleu puis rouge.
© Charles Duprat / | Opéra national de Paris |
Le ténor et la soprano reçoivent d'ailleurs un accueil tiède aux saluts avec une ou deux huées, à l'inverse de Liù (Guanqun Yu) dont la voix appliquée et délicate, avec peu de volume mais un placement irisé, trouve sa place dans l'acoustique. Les lignes tendres sont tout à fait dans les tonalités exotiques inspirant cette partition et la douceur que peut avoir le lyrisme. La chanteuse manque des quelques graves et peine à offrir la première note de ses aigus, mais elle les file ensuite sur une tenue vibrée.
Sautillant et grimaçant, Ping, Pang et Pong (très applaudis aux saluts) réunissent eux aussi l'Orient et l'Occident, fantasque, jusqu'à leur maquillage blanc (entre Pierrot-Arlequin et des spectres-fantasques). D'ailleurs, alors qu'ils ont les noms les plus connotés, ils sont à l'inverse les seuls vêtus de costumes traditionnels à l'occidentale (pantalon-veste-chemise noirs) dans un renversement buffa. Ces trois personnages apportent le relief comique mais avec des voix très lyriques, puissantes dans les éclats : Alessio Arduini avec des résonances graves mais aussi grande conduite de phrasé vers l'aigu argenté, Jinxu Xiahou avec discrétion et application sachant mettre son homogénéité vocale au service des débuts de phrases et de la matière du trio, Matthew Newlin avec moins de volume mais un timbre plus piquant traduisant l'ironie de ces personnages.
Vitalij Kowaljow impose en Timur ses graves sombres, mais il presse un peu et marque de fait un peu trop les différences dans son ambitus. Toutefois, il offre ainsi le saisissant et juste contraste entre son éclat de lyrisme autoritaire contre les injustices de son peuple, puis sa tendresse face au sort de Liù qu'il accompagne d'un doux timbre "dans la nuit qui n'a pas de matin."
L'Empereur Altoum (Carlo Bosi) a la voix réverbérante par sa projection droite (quoique relativement courte) et car il réalise la performance de chanter en lévitation dans les airs (suspendu sur une balancelle).
Le Mandarin (Bogdan Talos) déploie sa voix tonique aux accents marqués et vigoureux, résonnant en fin de phrase sauf lorsque les phrases sont un peu longues.
Le chœur est désynchronisé dans ses gestes et rythmes (de nombreuses voix et bras étant en retard), alors que le spectacle et la partition reposent beaucoup sur ces phalanges presqu'omniprésentes. Les passages doux et lents leur permettent toutefois de caresser leurs timbres, et les grands éclats sonores synchronisés témoignent de leur puissance. Le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris et la Maîtrise des Hauts-de-Seine tirent pleinement profit de leurs tendres parties vocales pour montrer l'évidence de leurs lignes avec précision et tendresse.
Des spectateurs se lèvent pour applaudir le chef dès la fin du dernier accord et le parterre est debout dès que le rideau se relève pour les saluts, pour accueillir aussi comme il se doit la venue de Bob Wilson sur scène, lui qui fête ses 80 ans dont 50 années de carrière en France, lui qui participa à l'inauguration de l'Opéra Bastille en 1989 et contribue ici à un nouveau chapitre.