Tristan et Isolde à Wiesbaden, illusion d'espace infini
Après son annulation l'année dernière, la nouvelle production de Tristan und Isolde signée Uwe Eric Laufenberg –intendant du Théâtre d'État de Wiesbaden– voit enfin le jour. Les décors de Rolf Glittenberg privilégient une illusion de largeur d'espace grâce à un cyclorama incurvé qui délimite la scène, et sur lequel sont projetées des vidéos.
Une civilisation perdue sous la mer, des racines ravagées par le feu, un gros plan des corps des amants (qui rappelle le début d'Hiroshima mon amour d'Alain Resnais et Marguerite Duras) : les vidéos de Gérard Naziri adoptent tantôt une fonction explicative, tantôt complémentaire avec l’action. À défaut de lien direct avec ce qui se passe sur scène (notamment dans la célèbre Nuit d'amour), elles créent une ambiance musico-poétique en forme de ciné-poésie mais les images prennent le risque de parfois noyer la musique et distraire désagréablement le spectateur (comme cette comparaison entre le combat de Kurwenal et la brutalité de la première guerre mondiale, qui trivialise la violence de cette dernière). La présence du chœur en figurants et les danseurs, dont les mouvements frôlent l’absurde, possèdent néanmoins une fonction symbolique, enrichissant les interactions scéniques sans nuire à la focalisation. La simplicité illusoire des décors et les lumières d'Andreas Frank maintiennent sur scène cet entre-deux, entre le réel et l'illusion, permettant une plongée vers le monde de l'intériorité et donnant l'impression d’un espace infini (comme la mélodie de Wagner). La représentation plonge ainsi, progressivement, dans la solitude, qui s'achève sur la mort.
Andreas Schager campe un Tristan impressionnant, couplant l'endurance vocale au jeu d'acteur convaincu. L'éclat du timbre est exploité de manière équilibrée, comme le démontrent les transitions aisées entre les registres, dans lesquelles les sommets ne sont jamais criés et la redescente est toujours bien soignée (même après plusieurs heures de performance, il maintient des gradations raffinées). La crise métaphysique au troisième acte est une démonstration de vigueur, réunissant la chaleur et la rondeur du timbre avec une précision irréprochable, même au flanc des escarpements vocaux qui reflètent l'état mental du personnage suspendu entre la vie et la mort.
Auprès du Tristan de Schager, l’Isolde de Barbara Haveman se met tantôt dans un rapport de concurrence, tantôt dans une collaboration harmonieuse. L'affirmation de sa présence scénique est d’abord assez difficile dans le premier acte, mais augmente au fur et à mesure. Le timbre est doté d'un double aspect qui coexiste harmonieusement, velouté mais aussi éclatant, capable de s'imprégner de gravité lorsqu'il puise dans les nuances expressives du registre haut. Malgré quelques moments abrupts pendant les montées, les transitions entre les registres soignent généralement l'équilibre des textures et la qualité mélodique de la voix. La Nuit d'amour frôle dans son timbre l'éclat de celui de Tristan dans le registre haut et la très attendue Liebestod (chant d’amour et de mort) est délivrée avec raffinement et une sensibilité réfléchie jusqu'au dernier élan.
Le timbre soyeux de Khatuna Mikaberidze en Brangäne est remarqué durant la Nuit d'amour où elle chante depuis une loge latérale. Sur scène, elle lutte parfois pour se libérer de la puissance du timbre d'Isolde, manquant l'équilibre entre intensité et douceur (le registre bas disparaît alors dans le flot d'orchestre et l'intensité ressort trop pointue). Mais le chant est sinon mélodieux, avec de douces résonances.
Thomas de Vries campe un Kurwenal imposant dès son entrée sur scène, libérant le personnage des représentations stéréotypées du “compagnon fidèle et simple d'esprit”, unissant ici sa force vocale à la netteté de sa diction. Le caractère opaque et la robustesse de son timbre brillent dans le troisième acte et complémentent l'expressivité vocale de Tristan.
Young Doo Park incarne le Roi Marke avec la plénitude de sa voix et de son empathie. Le timbre profond et robuste résonne avec la dignité du roi trahi, mais aussi dans sa vulnérabilité, attentivement saisie par la richesse des nuances vocales. Le registre bas est particulièrement solide, et sa résonance équilibrée sert de pivot pour les transitions entre les registres. Les montées sont raffinées et maintiennent dans le même temps le corps de la voix et sa souplesse.
Dans les rôles secondaires, le marin de Julian Habermann valorise la transparence et la chaleur de son timbre pour ouvrir l'opéra de manière harmonieuse et délectable. Le timonier de Yoontaek Rhim se montre attentionné et sensible aux détails du chant, pleinement conscient que son rôle est important malgré sa brève apparition scénique. Andreas Karasiak convainc en Melot par son expressivité vocale comme par ses gestes. Erik Biegel dans le rôle du berger maintient la dimension onirique du début du troisième acte et met en valeur son timbre cristallin, qui se mélange avec sa mélancolique –et presque surnaturelle– ancienne mélopée.
La direction musicale de Michael Güttler s'impose progressivement avec l'avancement des actes. Dans le premier acte, la valorisation des couleurs des instruments est parfois confrontée au problème de fragmentation de la masse sonore. C’est moins le cas dans le deuxième acte, où la patience et le soin apporté à la lenteur dramatique se déploie dans le médium-grave des cordes et leur contact avec la résonance robuste des cuivres (notamment des trombones). L'accompagnement musical du troisième acte, presque impeccable, fait murmurer les cordes en un moment dramatique remarqué qui prépare les épisodes intenses qui suivront. Accompagnant Tristan dans son délire, la masse sonore est vive et encourageante.
La production capte ainsi l'esprit d’un drame intérieur et le focalise sur l'intensité de la musique malgré certaines stratégies scéniques choquant certains. La réaction enthousiaste de la plupart des spectateurs va toutefois jusqu’à maintenir leur ovation debout, jusqu'à la toute dernière apparition des artistes sur scène.