Maria de Buenos Aires à l'Opéra de Vichy, de l’amor à la mort
Il est un maître incontesté du tango, ayant nourri de son âme toute argentine cette musique et cette danse qu’il a rendues si populaires au milieu du siècle dernier, au sein notamment de ces fameux quintetos où lui et son bandonéon ne faisaient qu’un au service de la tradition rioplatense. Alors, à l’heure d’écrire le seul opéra de sa longue carrière en 1968 (alors âgé de 47 ans), Astor Piazzolla ne pouvait bâtir celui-ci qu’autour de cet art dont il se fit l’ambassadeur sans frontières, et ce avec la complicité active de son poète et ami Horacio Ferrer pour l’écriture du livret. Ainsi naquit Maria de Buenos Aires, opéra-tango tout à la fois hommage à la culture argentine dans tous ses excès, mais aussi hymne à la mort et à l’amor empreint de poésie, de mélancolie et de fatalité.
Sur une scène où quelques tables et chaises de bar font office de cabaret interlope (voire de maison close, rappelant les origines du tango), le public vichyssois se trouve transporté sur les rives de la Plata, y suivant la trace d’une Maria qui par les mots d’Horacio Ferrer se trouve être bien plus qu’un personnage : la figure allégorique d’une ville entière. Une identité et une âme bonaerenses dépeintes entre ombre et lumière et entre joie et noirceur, dans un environnement où la caresse passionnelle et amoureuse n’est jamais loin de l’acte de violence et du regard qui tue. C’est là qu’évolue Maria, lointaine cousine de Carmen, dans cet univers brutal et sans filtre régi par un genre de loi de la rue sans pardon ni pitié. Maria, née un jour “que Dieu avait trop bu” et qui finit par mourir, d’ailleurs, avant que son esprit ne revive dans ce paysage de désolation où il sera condamné à errer, désormais, comme tant d’autres âmes privées de corps mais recluses à jamais dans cette ville de tous les tourments.
Une histoire portée par une sombre poésie, donc, entre onirisme débridé et réalisme le plus cru, qui se trouve en l’espèce servie par le Ballet de l’Opera national du Rhin paraissant tout droit venu de l’autre côté de l’Atlantique. Sur scène, les danseurs semblent ainsi être ces argentins que Maria cherche à aimer et à fuir, eux qui, dans une remarquable chorégraphie de Matias Tripodi, multiplient une heure et demie durant les gestes les plus élastiques qui soient, et suivent parfaitement de leurs souples mouvements l’implacable rythmique dictée par le tango. A trois temps puis à deux, d’un bout à l’autre d’une scène traversée par mouvements d’apilado et de colgada, les corps se déplacent dans un fol élan où se mêlent gestes d’évitement, d’étreinte et de violence. Avec leurs regards affûtés et leur technique assurée, les danseurs œuvrent à la charnière des deux mondes : artistes de cabarets dans le vivant, et ombres mystérieuses dans cet au-delà ou Maria renaît finalement de ses cendres encore fumantes. Tous sont, surtout, de formidables ambassadeurs pour l’art du tango, dont les intérêts sont en outre fort bien servis par les lumières d’une obscure magnificence signées Romain de Lagarde, et par les costumes bien ajustés et joliment colorés (en variantes de bleu) de Xavier Ronze.
Une Maria de corps et d’âme
De la musique entraînante, une danse envoûtante et sensuelle, donc, mais aussi du chant. Et c’est peu dire que le rôle de Maria est porté par une artiste totalement investie dans l’incarnation vocale d’une ville et d’une culture : Ana Karina Rossi est non seulement née à Montevideo en Uruguay (pays voisin de l’Argentine), mais elle a en outre étudié le chant à Buenos Aires, au sein de l'Académie nationale du tango présidée par... Horacio Ferrer. Ainsi, avec sa voix sonore (mais amplifiée) et assurée, riche de couleurs prononcées brassant une large palette d’émotions, cette Maria dégage une âme vibrante, son corps à la gestuelle tourmentée étant doublé sur scène par une danseuse calquant ses vifs mouvements sur le tempo dicté par le chant. Quant à la prononciation de l’espagnol, en voix parlée comme chantée, elle est évidemment impeccable venant d’une artiste sud-américaine. A ses côtés, en genre de commentateur de l’action, le ténor allemand Stefan Sbonnik est (logiquement) moins à l’aise dans cette même prononciation de l’espagnol. Il n’en reste pas moins fort investi dans sa mission lyrique, avec une voix clairement timbrée, agréable à entendre, et des aigus émis avec éclat (à tel point qu’ils auraient sans doute pu se passer de l’amplification, au contraire des autres registres, souvent mis en concurrence sonore par la fosse). Enfin, en Duende lisant son texte sur des feuilles noires qu’il répand ensuite sur scène à la manière de cendres, comme pour semer un mauvais présage, l’Argentin Alejandro Guyot se montre habile et précis conteur, tant dans ses intonations que dans la manière à la fois rythmique et musicale de bien ciseler le phrasé empreint de la profondeur poétique d’Horacio Ferrer.
Quant à l’orchestre "La Grossa", formation typiquement argentine dirigée par Nicolas Agullo, il se met pleinement au service de cet opéra-tango dont les sonorités gaies puis funestes, marquées par une rythmique d’horlogerie, sont ici portées par un égal allant sonore d’un bout à l’autre du spectacle. Le bandonéon est joué par Carmela Delgado, qui parle ici plusieurs langues, celle de l’Argentine populaire bien sûr, mais aussi celle d’une ivresse de vivre universelle et d’une forme esthétique de sensualité. Le public de Vichy salue avec ardeur un spectacle propre à réchauffer les cœurs.